Oui, c’est ça… Jusqu’à présent, elle n’avait pas pris le temps de réfléchir sérieusement à la situation. Tout était arrivé si vite, bon sang : elle avait été ballottée d’un événement à l’autre, incapable de réagir ni même de penser, tel un lapin sur la route pris dans la lumière non pas d’une voiture mais de toute une cohorte de poids lourds fonçant pleins phares et à la queue leu leu dans sa direction. Elle avait juste tenté de les éviter. Maladroitement. Sans conviction. Mais, à présent — même si elle avait l’impression qu’un casque de moto était collé à son crâne —, elle avait tout à coup les idées bien plus claires.
Car ce qui était arrivé à Iggy avait agi sur elle comme un électrochoc.
Il n’aurait pas dû s’en prendre à toi, mon petit père : grave erreur de sa part…
Qu’est-ce que tu sais ? se demanda-t-elle.
Réfléchis.
Au moins, deux choses : 1°) il était parvenu jusqu’à son bureau — ou bien il avait un complice à l’intérieur ; 2°) il était suffisamment proche de Gérald et de Denise pour savoir ce qu’ils se disaient — ou bien il les avait espionnés… Elle revit les photos sur son ordinateur : oui, c’était certainement ce qu’il avait fait. Il avait dû écouter leurs conversations, ce jour-là ou un autre jour. Restait une question, toujours la même : le mobile. Pourquoi ? Et pourquoi elle ? Une fois qu’elle aurait le mobile, elle le tiendrait, lui.
Elle porta le bol de café à ses lèvres.
Encore une autre pensée :
Oui. C’était ce qu’il avait continué à faire cette nuit, en lui aliénant Gérald et ses voisins. De la même manière qu’il lui avait aliéné — elle s’en rendait compte à présent — la police et aussi, en partie, son patron, après l’incident des antidépresseurs… Elle ignorait pourquoi il faisait ça, mais cela faisait partie de son plan. Tu dois rompre cet isolement. Coûte que coûte. Elle devait se trouver un allié. Mais qui ? Sa mère ? (Ahah, éclata la petite voix, tu plaisantes, j’espère ?) Non, bien sûr que non. Sa mère froncerait son joli nez, poserait ses iris saphir sur elle et se demanderait si sa fille était subitement devenue cinglée ou si elle l’avait toujours été. Son père ? Encore moins. Qui, dans ce cas ? Ilan ? Et pourquoi pas ? Son assistant était quelqu’un de fiable, de travailleur, de discret. Mais pouvait-il être autre chose qu’un bon assistant ? Elle n’avait pas le choix : elle ne voyait personne d’autre. À cet instant précis, avec une clarté désagréable, la petite voix s’éleva une fois de plus :
Personne d’autre ? Vraiment ? Pas d’amie tu es sûre ? Quelqu’un à qui se confier qui ne soit pas ton cher fiancé ?… Qu’en penses-tu : tu ne crois pas que ça en dit long sur certains aspects de ta vie, ma chère ?
Il y avait autre chose qu’elle devait faire…
Elle attrapa son ordinateur portable, l’ouvrit sur le comptoir et l’alluma. Elle s’employa à supprimer tous les cookies et à changer les mots de passe, puis elle lança le téléchargement d’un nouveau pack complet de sécurité avec antivirus, pare-feu, anti-espion, anti-phishing et tout le toutim avant d’aller prendre sa douche. De retour de la salle de bains, elle vira l’ancien système et lança une analyse rapide. Un coup d’œil à l’horloge. Elle en lancerait une plus complète au bureau. Elle sortit d’un tiroir du meuble sous la télé les classeurs où elle rangeait factures, quittances, reçus de cartes bleues et chéquiers et les glissa dans une besace en toile kaki qu’elle conservait depuis ses années d’étudiante. Elle allait ouvrir un coffre à la banque et les déposer dedans, en attendant de trouver une solution satisfaisante. Désormais, son appartement ne pouvait plus être considéré comme un endroit sûr en son absence. Pour finir, elle appela son vétérinaire. Sa secrétaire s’absenta une minute et revint en ligne pour gazouiller que son patron acceptait de prendre Iggy en urgence : elle n’avait qu’à passer. « Merci d’avoir choisi nos services. Aucun logiciel potentiellement dangereux détecté », déclara d’une voix synthétique son ordinateur. L’analyse était terminée. Elle fourra l’appareil dans sa besace déjà lourde, alla chercher la caisse grillagée de son chien et retourna dans la chambre — où Iggy la regarda approcher avec un mélange désarmant de tendresse et de confiance.
8 h 20 du matin. Encore un retard. Mais rien en comparaison des jours précédents. Et puis, elle avait été en avance pendant des années : ce n’étaient pas quelques retards ponctuels qui allaient effacer ça, non ?
Elle fila se servir un café au distributeur en émergeant de l’ascenseur. Malgré tout, elle se sentait soulagée : Iggy était en sécurité, on lui avait administré un calmant, et il n’y avait plus rien dans son appartement que son tourmenteur pût utiliser contre elle. Elle n’avait pas eu le temps de déposer les classeurs dans un coffre à la banque — elle les avait toujours avec elle —, mais elle allait mettre la besace et l’ordinateur sous clé dans son bureau en attendant (sauf que tes tiroirs non plus ne sont pas sûrs, dit la voix). Oui, mais jusqu’alors elle ne fermait pas ses tiroirs à clé. Cette fois, elle allait s’assurer que la clé ne quitterait pas la poche de son jean.
Tant pis si ses voisins de l’open space surprenaient son geste et se posaient des questions.
Elle réprima un bâillement et réfléchit à l’invité du jour : le directeur du Centre spatial de Toulouse. Gérald le connaissait bien. Ce n’était pas la première fois qu’elle invitait un représentant de l’aventure spatiale française dans son émission — la vocation aéronautique et spatiale de la ville étant depuis longtemps au cœur de son développement industriel et économique. Et puis, disons-le, elle avait un rapport particulier à l’espace, pour le meilleur et pour le pire, à travers les hommes de sa vie et… — cette pensée-là aussi, elle la bloqua.
Pas le moment de penser à ça…
Elle ressortit de la pièce vitrée, son gobelet fumant à la main, sa besace en bandoulière, et mit le cap sur son bureau et celui d’Ilan à travers l’open space. Elle demanderait à lui parler après l’émission. Pour l’instant, l’urgence, c’était la revue de presse. La vision du bureau vide de son assistant l’arracha à ses pensées.
Pas d’Ilan…
Où était-il passé ?
Ilan n’était jamais en retard. Pas un seul jour en trois ans.
Elle avisa un Post-it jaune collé sur son téléphone. Se pencha et lut.
Rejoins-moi dans mon bureau. Tout de suite.
L’écriture de Guillaumot.
Le ton était quelque peu comminatoire mais, venant du directeur des programmes, cela n’avait rien d’inhabituel. Les yeux de Christine firent le tour de la salle. Tous semblaient absorbés par leur travail. Bien trop absorbés…
Il se passait quelque chose.
Comme si quelqu’un serrait des doigts sur sa gorge, elle eut tout à coup du mal à respirer. Elle lança un coup de sonde prudent en direction du bureau de Guillaumot : la porte était ouverte et les stores baissés — mauvais présage. Puis elle se fit la réflexion que Cordélia aussi était invisible. Christine devina trois silhouettes à travers les lames des stores.