OK, allons-y.
Elle gagna la porte du petit bureau et s’arrêta sur le seuil. Guillaumot se tenait debout face à Ilan et à Cordélia qui l’écoutaient attentivement. Il l’aperçut, s’interrompit et lui fit signe d’entrer. Comme un seul homme, les deux autres silhouettes se tournèrent vers elle.
— Ferme la porte, dit le directeur des programmes.
Le ton, d’une neutralité prudente, n’augurait rien de bon.
— Qu’est-ce qui se passe ? voulut-elle savoir.
— D’abord, on s’assoit, dit-il.
— On a une émission à préparer, il me semble, répondit-elle en désignant ses deux assistants.
— Oui, oui, je sais, on s’assoit, répéta-t-il sur le même ton.
Elle haussa les sourcils. Déjà assis, le directeur des programmes la regardait avec insistance par-dessus ses lunettes. Il avait un carnet ouvert devant lui. Il lut brièvement ce qu’il avait écrit dans son calepin, puis leva de nouveau les yeux, un stylo à la main, quand ils furent tous assis.
— Bon, euh, je ne sais pas très bien par où commencer… C’est une situation passablement inhabituelle… J’aimerais vous parler à tous les trois. En tant que directeur des programmes, j’ai la responsabilité, comme vous le savez, de la bonne marche de ce service. Et aussi celle de m’assurer que personne dans ce service n’a… euh… à souffrir du comportement des autres.
Christine regarda tour à tour Cordélia puis Ilan. Le visage de Cordélia était impénétrable et Ilan évita soigneusement son regard. Elle sentit un courant d’air glacé remonter le long de sa nuque. Guillaumot la fixait sans ciller.
— Cordélia est venue me voir ce matin, se lança-t-il.
Christine jeta un rapide coup d’œil à la stagiaire, les deux femmes s’affrontèrent du regard en silence. Le sang aux tempes, elle comprit : c’était de là qu’allait venir la prochaine attaque.
— Elle s’est plainte de toi. (Il prit une respiration avant de plonger.) De ton… comportement. Enfin, disons plutôt de ton… harcèlement. C’est le mot qu’elle a employé. Cordélia affirme que cela fait des semaines que tu la harcèles sexuellement : des avances, des gestes déplacés et même des menaces de renvoi si elle n’entre pas dans ton jeu. Elle ne veut pas porter plainte, mais elle veut que cela cesse. Ce stage est très important pour elle, et elle ne veut surtout pas de problèmes : c’est ce qu’elle dit. Elle aimerait qu’on règle cette histoire entre nous.
Christine émit un petit rire sarcastique.
— Tu trouves ça amusant ? se cabra aussitôt le directeur des programmes. Tu trouves vraiment qu’il y a matière à rire ?
Elle réprima un mouvement de colère.
— Ne me dis pas que tu crois à ces âneries ? répliqua-t-elle en se penchant vers lui. Enfin, tu l’as regardée ?
Ils jetèrent un même regard à Cordélia. La stagiaire arborait ce matin-là un kilt écossais ultracourt et des collants noirs sur son grand corps maigre et longiligne, un sweat avec le mot ALCHEMY sur la poitrine et des baskets montantes noires avec des clous d’argent. Ses ongles étaient rouge sang, tout comme ses lèvres. Et ses piercings labiaux étincelaient. Comment pouvait-on croire une fille déguisée en Cruella plutôt qu’elle ?
— Elle dit que tu l’as… humm… pelotée à plusieurs reprises dans les toilettes, poursuivit le directeur des programmes en s’empourprant un peu. Que tu as… essayé de l’embrasser. Que tu l’as invitée à prendre un verre chez toi… que…
— Conneries.
— Que tu lui fais sans arrêt des avances…
— Conneries !
— Que tu inondes sa messagerie de mails à caractère… hum… sexuel, voire… hum-hum… pornographique.
— Mais enfin, cette pauvre fille raconte n’importe quoi ! Merde, regarde-la !
— Justement…
— Justement quoi ?
— Justement, tu as pu te dire que personne ne la croirait.
Elle le regarda comme s’il était devenu fou.
— C’est une blague, rétorqua-t-elle. Vous êtes tous devenus dingues !
Et, comme il la fixait sans répondre :
— Tu sais à qui tu parles, là ? Tu me parles à moi, Christine, qui travaille dans cette boîte depuis sept ans — est-ce que j’ai l’air d’une détraquée ?
— Elle dit que cela la met particulièrement mal à l’aise vis-à-vis de toi.
— Ah ouais ? Eh bien, qu’elle les montre, ces mails… Ils sont où ?
Guillaumot la dévisagea, puis il poussa vers elle une liasse de feuillets imprimés.
— Ils sont là.
Il y eut un long moment de silence. À la limite de son champ de vision, Christine devina Ilan qui s’affaissait un peu plus sur son siège. Elle sentit le regard de Cordélia posé sur elle. Son cœur se mit à tambouriner.
— C’est absurde…
Elle posa les yeux sur les impressions.
Cordélia, pardonne-moi. Je ne voulais pas te menacer. Tu sais bien que je ne te veux pas de mal. Je pense à toi tout le temps, je ne peux pas m’en empêcher. Quand je sens ton parfum, quand j’entends ta voix, quand tu es près de moi, je deviens dingue. C’est la première fois que je ressens ça pour une femme.
Cordélia, s’il te plaît, réponds-moi. Ne me laisse pas dans cet état. Je n’en peux plus. Tu ne devineras pas ce que je suis en train de faire. J’ai bu la moitié d’une bouteille de vin et je suis allongée sur le lit. Nue… Je pense à toi. À ton corps, à tes piercings, à tes seins… Et je me… je suis tellement excitée… Je ne devrais pas écrire ça, je sais. Je ne devrais pas t’écrire le soir — c’est, mmm, dangereux.
Cordélia, que dirais-tu d’un dîner toutes les deux samedi soir ? S’il te plaît, dis oui. Ça ne t’engage à rien, promis. Juste un dîner entre copines. Je te promets que personne n’en saura rien. Appelle-moi, s’il te plaît.
Cordélia, tu ne réponds pas à mes mails, je vais en conclure que tu désapprouves mon attitude. Que tu es hostile. Cordélia, tu sais que j’ai ton avenir entre mes mains.
Il y en avait comme ça des dizaines. Un envol d’oiseaux noirs dans sa tête. Elle se sentit étourdie, ses paumes étaient chaudes et moites.
— C’est impossible, articula-t-elle en parcourant les messages d’un regard incrédule. C’est absurde. Ce n’est pas moi qui ai envoyé ces mails… Enfin, tu m’imagines vraiment en train d’écrire ce genre de choses ? Et les signant en plus !
Guillaumot prit un air ennuyé.
— Christine, on a vérifié : il s’agit bien de ton adresse IP, de ton ordinateur.
— Mais enfin, merde, n’importe qui peut avoir accès à mon ordinateur, tu le sais très bien ! Il suffit de m’avoir espionnée pendant que je tape mon mot de passe. Je parie que c’est cette petite grue elle-même qui se les est envoyés.
Il opina lentement du chef. La fixa froidement. Un regard qu’elle ne lui avait encore jamais vu, même à l’occasion de ses pires colères.