Il se tourna vers Ilan.
— Ilan, dit-il, tu es prêt à me répéter ce que tu m’as dit ?
Christine sentit une coulée de glace dans sa colonne vertébrale. Elle regarda son assistant. Le visage de celui-ci était pivoine.
— Je tiens à préciser que Christine est une excellente pro, commença-t-il d’une voix presque inaudible. On fait du bon boulot et… euh, on a toujours bien fonctionné… Je suis très content de travailler avec elle, c’est quelqu’un que je respecte… Et je veux dire que je la crois quand elle dit que ce n’est pas elle qui a écrit ces… ces insanités.
— Très bien, Ilan, dit Guillaumot. Nous avons pris note de tes objections. Mais ce n’était pas ma question. Est-ce que tu as toi aussi reçu des mails inappropriés ?
— Oui.
— Pardon ? Pourrais-tu parler un peu plus fort ?
— Oui, répéta Ilan d’une voix étranglée.
— Émanant de la même adresse IP, c’est bien ça ?
— Oui.
— Et ils étaient signés ?
— Euh, oui…
— Peux-tu nous dire ce qui était écrit, Ilan ? « Christine », c’est bien ça ?
Elle se pencha et tapa du poing sur la table.
— Merde ! Ça suffit, ces conneries ! J’en ai assez !
— Christine, s’il te plaît, tu la boucles et tu ne bouges pas, OK ? Ilan ?
Elle s’aperçut avec un battement de cœur plus puissant que les autres que Cordélia la couvait du regard. Une lueur venimeuse et triomphante dans les yeux.
— Oui, répondit Ilan. C’est ça, mais ça ne veut pas…
— Ces mails, tu les as reçus quand ?
— Eh bien… le mois dernier… mais ça s’est arrêté très vite. Et je le répète : j’aime beaucoup travailler avec Christine, je n’ai absolument rien à lui reprocher. Je suis sûr qu’elle est victime d’un coup monté. Je ne vois pas d’autre explication.
Il lança un regard soupçonneux en direction de Cordélia.
— Quel genre de mails ? poursuivit le directeur des programmes sans se laisser émouvoir.
— Euh… enfin, vous voyez… inappropriés, comme vous avez dit…
— Tu peux être un tout petit peu plus précis, s’il te plaît ?
— Eh bien… des trucs… euh…
— Des avances ?
— Oui.
— Des trucs sexuels ?
— Oui, ce genre de choses… mais ça n’a pas duré longtemps, je le répète.
— Combien, tu as une idée ?
— Quelques-uns…
— Combien ?
— Peut-être dix…
— Plutôt dix ou plutôt vingt ?
— Eh bien… je ne sais pas… peut-être vingt, oui.
— Plus ?
— Je ne m’en souviens pas.
— Très bien, Ilan. D’accord. Admettons. Combien de temps ça a duré, dis-moi ?
— Une semaine, dix jours, pas plus : ça, j’en suis sûr. Je vous l’ai dit, ça s’est arrêté très vite.
— Donc, tu en recevais plusieurs par jour, c’est bien ça ?
Christine eut l’impression que le sol bougeait comme sous l’effet d’un tremblement de terre. Les oreilles d’Ilan avaient viré au violet. On aurait dit des prothèses de cinéma.
— Oui.
— Combien par jour, tu en as une idée ?
— Non, je n’ai pas compté.
— Chaque jour ?
— Euh… oui.
— Pendant dix jours ?
— Un peu plus d’une semaine, oui.
C’était plus qu’elle n’en pouvait supporter. Elle se leva d’un bond, se pencha par-dessus le bureau.
— Ça suffit maintenant ! On arrête les conneries ! Ça ne prouve absolument rien : quelqu’un a très bien pu se servir de ma messagerie quand elle était ouverte sur mon bureau ! Je ne tolérerai pas d’être salie une minute de plus, tu entends ? Cette histoire est grotesque, ça a assez duré ! Et je ne comprends pas que tu puisses lui donner le moindre crédit !
Le directeur des programmes ignora sa sortie.
— Ces mails, Ilan, voulut-il savoir, tu les recevais le jour ou la nuit ?
Un silence.
— Les deux, répondit le jeune homme, gêné.
De nouveau, un long silence. Christine était toujours debout, elle se sentait vidée, nauséeuse, groggy. Guillaumot jeta un coup d’œil à sa montre.
— Merci pour ton honnêteté. Cordélia et toi, vous pouvez retourner à votre travail. Je vous remercie tous les deux, voyez avec Arnaud pour l’émission. C’est lui qui assurera l’intérim aujourd’hui. Dépêchez-vous.
Cordélia et Ilan décampèrent. Non sans un regard appuyé de la part de la première. Christine regarda Guillaumot, sidérée.
— Très franchement, je ne comprends pas que tu accordes la moindre crédibilité à ces affirmations, répéta-t-elle, découragée.
— Christine…
— Laisse-moi parler ! Tu m’as obligée à écouter ces élucubrations — alors, maintenant, tu m’écoutes. Ça fait combien de temps qu’on travaille ensemble ? J’ai toujours fait le boulot, tu le sais. Je n’ai jamais eu de problèmes relationnels ni personnels avec les collègues jusqu’à aujourd’hui ; je ne suis pas hystérique comme Becker, tyrannique comme toi, tire-au-flanc comme un paquet de gens ici. Je suis pro, fiable, et tout le monde m’apprécie…
Guillaumot s’empressa de saisir la perche qu’elle lui tendait.
— Tout le monde t’apprécie ? Ouvre les yeux, bon Dieu, Steinmeyer ! Tout le monde ici te prend pour une emmerdeuse, une diva arrogante et cassante ! Tout le monde pense que, depuis un certain temps, tu as pris la grosse tête ! Je ne compte pas le nombre de fois où tu es venue me faire chier pour des broutilles ! (Il lui lança un regard lourd de ressentiment.) Et dois-je te rappeler ce que j’ai trouvé dans ton tiroir ? Sans parler de tous ces retards et de ton comportement très peu professionnel au micro ces derniers temps…
Elle comprit soudain. Guillaumot non plus ne l’aimait pas. Et, pour lui, c’était l’occasion rêvée… Elle eut l’impression que le sol vacillait, qu’une tempête se levait au fond de son esprit, noire et drue.
— Tu crois vraiment que les gens sont à tes pieds ? poursuivit-il sur le même ton revanchard. Qu’on ne peut pas se passer de toi ? Que tu es indispensable ? (Il leva les yeux au ciel.) Bien sûr que tu le crois… C’est ça ton problème, Steinmeyer, tu es déconnectée des réalités ! Et maintenant, ça. Mais pour qui tu te prends, bordel ?
Elle n’en croyait pas ses oreilles. Elle avait toujours pensé que son travail était apprécié, respecté, tout comme son professionnalisme, et que hormis quelques divergences de vues et quelques ennemis — il était normal d’en avoir dans un environnement où régnait l’esprit de compétition et où beaucoup convoitaient la place des autres —, elle était bien intégrée au sein de la rédaction.
Il consulta ostensiblement sa montre.
— J’ai une réunion avec les actionnaires et la direction dans une heure. Rentre chez toi. Je vais réfléchir aux suites à donner. En attendant, tu restes chez toi demain : Arnaud assurera l’intérim de l’émission.
Elle faillit dire quelque chose mais s’abstint. Elle était au bord de l’épuisement, de la rupture. Elle posa une main prudente sur le dossier de sa chaise pour ne pas tomber.
La voix de Guillaumot s’adoucit, comme s’il se rendait compte qu’il était allé trop loin :
— Rentre chez toi, Christine. Je te tiendrai au courant. Quelle que soit ma décision, tu en seras la première avertie.