Elle battit en retraite. La porte du bureau était restée ouverte après le départ d’Ilan et de Cordélia : tout l’open space avait par conséquent entendu la sortie du directeur des programmes. Elle fonça vers son bureau, tête baissée. À travers la salle totalement silencieuse. Sentant tous les regards converger sur elle.
— Christine, je…, commença Ilan.
Elle leva la main et il se tut. Ses doigts tremblaient si violemment qu’elle dut s’y reprendre à deux fois pour introduire la petite clé dans la serrure du tiroir. Elle récupéra sa besace, passa la courroie sur son épaule et fonça vers les ascenseurs.
— Bon débarras, dit une voix sur son passage.
14.
Colorature
Des bois derrière, à quelque distance, et des lieues de peupliers devant — sur la plaine, alignés comme des hallebardes dans un tableau de Paolo Ucello. En s’asseyant au volant de sa voiture, il se rendit compte qu’il commençait à apprécier cet endroit. Il n’en aimait pas les pensionnaires, à quelques exceptions près, mais le lieu lui-même n’était pas dépourvu de charme. Ni de paix. Il se rendit compte qu’il n’était pas pressé d’en partir, qu’il appréhendait le retour à la vraie vie. Cela signifiait-il qu’il était encore loin de la guérison ?
Pour Servaz, le mot avait une saveur suspecte. Guérison… Un langage de psys et de toubibs. Il se méfiait des uns comme des autres. Il regarda la plaine blanche, se demandant quand cet épisode neigeux finirait. Et, tout à coup, il comprit que cette plaine glacée était à l’image de son cerveau : quelque chose en lui avait gelé après la mort de Marianne. Son âme attendait le dégel, son âme attendait le printemps.
Le cactus n’était pas le genre de bar à figurer dans les guides. Il n’avait pas plus de cent ans d’existence, comme Chez Authié, il n’était pas situé sur l’une des places les plus remuantes de la ville, comme le Bar Basque, et il n’accueillait pas les célébrités, comme l’Ubu Club. Il ne possédait pas non plus la dignité agressive de ces cafés qui clament haut et fort leur ambition d’être le dernier lieu à la mode. Ni l’atmosphère compassée des brasseries historiques de la place Wilson. Il était en apparence rigoureusement identique à des centaines d’autres bars — mais les apparences sont souvent trompeuses, pour les bars comme pour les gens. Le Cactus possédait bien plus que cela : une clientèle de fidèles, qui avaient choisi d’être là comme des chats décident d’habiter quelque part. Et une légende… Bâtie par le précédent propriétaire, homme intrépide qui recevait — et virait — qui il voulait dans son établissement, à toute heure du jour et de la nuit : putes, travelos, voyous — et des flics. Dans un quartier pas forcément amoureux du bleu.
À sa mort, il avait légué le bar et sa légende à son employée et, depuis, la patronne — qui écrivait de la poésie à ses heures — menait la barque d’une main ferme mais douce, sachant que ceux qui embarquaient le faisaient aussi pour elle.
Desgranges était assis à sa place habituelle, un galopin posé devant lui. Servaz capta quelques regards aussi chaleureux que ceux d’ours polaires en s’asseyant : il savait que la police pouvait aussi discriminer les siens, qu’elle préférait traiter ceux qui craquaient comme des parias plutôt que d’admettre qu’il y avait un problème. Il constata aussi que rien n’avait changé : les mêmes tronches aux mêmes places.
— Tu as l’air en forme, dit sobrement le policier.
— Je passe mon temps à balayer des feuilles mortes, à faire du sport et à me reposer…
Un gloussement lui parvint de l’autre côté de la table.
— Cette histoire de clé est arrivée à point nommé, on dirait. Je suis content de te voir, Martin.
Servaz ne répondit pas à cet élan d’affection. C’était inutile.
— Et toi, ça va ? demanda-t-il.
— Ça va, ça va. J’ai été affecté aux Jeux. Tu veux savoir mon dernier coup d’éclat ? Un gallodrome…
— Un quoi ?
— Le Maracana des combats de coqs, mon vieux. Au Ginestous, chez les Romanis… Un ring, des gradins pour les spectateurs, une salle de soin pour les coqs blessés, une autre climatisée avant que ces connards de volatiles entrent dans l’arène. Il y avait même des putains de tapis roulants, comme dans un club de gym, fonctionnant avec un moteur de machine à laver… pour muscler les petites pattes de ces champions ! Très mal en point, les champions, quand on les a trouvés… C’était plutôt dégueulasse. Bande de salauds…
Servaz se souvint d’avoir lu l’info dans le journal.
— À la santé des poulets qui volent au secours des coqs, trinqua-t-il.
— Et qui volent dans les plumes de leurs bourreaux, ajouta Desgranges.
— Tu gardes toujours une copie de toutes tes procédures ? demanda Servaz.
Desgranges acquiesça, prudent. Il attrapa la chemise cartonnée posée à côté de lui.
— T’as de la chance. Elle aurait pu être confiée à quelqu’un d’autre. J’ai jeté un coup d’œil là-dedans avant de venir… Martin, tu veux savoir la liste des suicides plus ou moins louches ces dernières années rien qu’à Toulouse ? Tu sais comme moi combien la frontière peut être ténue entre le suicide et le crime dans cette ville…
Desgranges avait baissé la voix. Servaz hocha la tête : il savait à quoi son ancien collègue faisait allusion. Les années 1980 et 1990… Les pages les plus sombres de l’histoire de la ville ; elles flottaient encore comme des papiers gras sur les eaux croupies du passé. Elles dégageaient une odeur de soufre que les flics qui étaient en poste à l’époque, tous plus ou moins proches de la retraite aujourd’hui, n’aimaient pas renifler. Des meurtres inexplicablement classés en suicides. Comme celui de ce gamin de vingt ans retrouvé mort et ligoté dans le canal du Midi, portant des traces de coups au visage : suicide, selon le rapport du légiste. Ou cette jeune femme qui avait pourtant été cognée avec une extrême violence : suicide. Ou encore cette mère de famille baignant dans son sang sur le sol de sa salle à manger, une cordelette nouée autour du cou et une couche-culotte coincée dans la gorge : suicide… Cet homme de vingt-huit ans mort d’une balle dans la tête, le corps déplacé après la mort d’après les constats : suicide-suicide-suicide… « Raptus suicidaire » étaient les deux termes qui revenaient inexplicablement dans les rapports d’autopsie. Et la liste était longue comme un jour de Ramadan : des jeunes femmes qui disparaissaient entre leur travail et leur domicile, des prostituées dont les meurtres dans des chambres d’hôtels borgnes de Toulouse n’étaient jamais élucidés, des autopsies foirées, des instructions bâclées, des non-lieux à la pelle, des dossiers classés sans suite, des rumeurs folles de policiers et de magistrats corrompus, de réseaux de prostitution et de drogue impliquant des notables, de soirées sado-maso ultraviolentes, du cul, du porno, de la violence, du meurtre… En tout, près d’une centaine d’affaires non résolues entre 1986 et 1998 sur la seule compétence du tribunal de grande instance de Toulouse. Un record absolu. Et, pour couronner le tout, cerise sur le merdier, le tueur en série Patrice Alègre et le premier magistrat de la ville mis en cause : la Ville rose devenue pour la presse nationale une Gomorrhe sanglante, l’antichambre de l’enfer ; le soupçon partout, la folie aussi. Une légende urbaine bâtie par des mythomanes avides de publicité à partir d’une litanie de faits troublants, de dysfonctionnements, de négligences et d’incompétence.