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Chaque fois qu’on remuait la vase, l’odeur rejaillissait ; la pestilence de ces années traînait encore dans les lieux sombres, au fond d’armoires pleines d’archives, dans des caves où des dossiers que personne n’avait envie de rouvrir prenaient la poussière. Les personnalités mises en cause avaient été blanchies — mais le soupçon, lui, demeurerait à jamais : nauséeux et ineffaçable. C’était comme si, derrière chaque mur de brique rose de la ville, derrière chaque porte en plein soleil existaient un mur d’ombre, une porte d’ombre.

— J’ai même connu l’inverse, poursuivit Desgranges, un suicide déguisé en crime. Le mec espérait faire porter le chapeau à sa femme et à l’amant de celle-ci.

— Tu es en train de me dire que je ne trouverai rien là-dedans ?

— Peut-être et peut-être pas…

Servaz haussa un sourcil.

— Avant de conclure au suicide, au moment des constats, compte tenu des circonstances très inhabituelles, les flics arrivés sur place ont d’abord pensé à un meurtre. En conséquence de quoi ils ont effectué pas mal de scellés et parmi ceux-ci il y avait…

Desgranges avait plongé une main dans la chemise cartonnée ; il en ressortit un calepin rose.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Un agenda.

— Comment se fait-il que tu l’aies encore en ta possession ? voulut savoir Servaz.

— Quand j’ai voulu rendre les affaires à la famille, j’ai appelé les parents de Célia. Ils sont venus les chercher. Je leur ai tout donné — sauf ça…

— Pour quelle raison ?

— Au cas où… J’avais l’intention de gratter un peu mais, puisqu’il s’agissait bien d’un suicide, j’ai laissé tomber.

— Mais tu as quand même gardé l’agenda…

— Oui. Je voulais vérifier un truc, et puis j’ai pas eu le temps.

— Quel truc ?

— Je te l’ai dit : j’ai juste eu le temps de fouiner un peu avant que le suicide soit avéré. Il ne m’a fallu que quelques heures pour identifier tous les prénoms et les noms qui sont là-dedans. Tous sauf un : Moki…

— MOKI ?

— Ouais. Tous les autres sont des amis, des collègues et des parents de Célia. Sauf lui.

Leurs regards se connectèrent : Servaz se sentit aux aguets. Combien d’affaires comme celle-là dormant dans des cartons gardaient à jamais leur secret enfermé entre les pages d’une procédure oubliée ? Il sentit le goût du manque sur sa langue.

— Eh ben ! Ça fait une paie, dit la patronne au-dessus de lui. De retour d’entre les morts ?

Il se demanda si même elle était au courant. S’il avait la marque d’infamie du dépressif tatouée sur le front. Mais le joli sourire de la patronne le réchauffa. Il prit conscience que beaucoup de choses lui avaient manqué ici ; il commanda un onglet et une salade.

Les gros doigts de Desgranges tournaient les pages du calepin.

— Tiens. Regarde.

Il fit pivoter l’agenda devant Servaz. Qui lut : « Moki, 16 : 30 », « Moki, 15 : 00 », « Moki, 17 : 00 », « Moki, 18 : 00 »…

— Tu es sûr qu’il s’agit d’une personne ?

Desgranges haussa les sourcils.

— Quoi d’autre ? En tout cas, aucune des connaissances de Célia n’a pu me dire de qui il s’agissait.

— Et c’est tout ?

Desgranges sourit.

— Tu t’attendais à quoi ?

— Tu as une hypothèse ?

— Un homme marié, répondit aussitôt Desgranges. Les horaires collent avec un cinq à sept. C’est sans doute le petit nom qu’elle lui donnait. Une chose est sûre : le type ne s’est jamais manifesté. Ça conforte la thèse de l’homme marié…

— Ça pourrait être n’importe quoi, fit observer Servaz. Un endroit, un bar, un nouveau sport à la mode…

— Il y a autre chose.

Une pensée fugitive traversa l’esprit de Servaz ; il y avait longtemps qu’il ne s’était pas senti aussi vivant. Desgranges sortit un reçu de la chemise et le poussa devant lui.

— Peu de temps avant de se suicider, Célia avait fait des achats d’une nature un peu… particulière.

Servaz se pencha. Une facture. Armurerie de Toulouse. Son regard capta les mots : Guardian angel, bombe de défense, cartouches au poivre… Apparemment, Célia Jablonka cherchait à se protéger — pas à se suicider.

Il plissa les yeux pour lire la date inscrite sur la facture : environ quinze jours avant son suicide.

— Étrange, pour quelqu’un qui veut mettre fin à ses jours, non ? dit-il.

— Mmm, fit Desgranges, dubitatif. Va savoir ce qui se passe dans la tête des gens ? Si les dépressifs agissaient de façon logique, ça se saurait…

— Elle donnait quand même l’impression d’avoir peur de quelque chose.

— C’est l’impression que ça donne, en effet. (Desgranges piqua dans sa salade.) Mais ce n’est jamais qu’une impression…

Servaz comprit le message. Il y avait toujours, dans une enquête, des éléments en apparence significatifs qui s’avéraient à terme n’avoir aucun lien avec l’affaire. Une enquête au long cours, c’était comme un nouvel alphabet à déchiffrer : certains mots étaient plus importants que d’autres mais, au départ, rien ne permettait de les distinguer. Soudain, Desgranges fronça les sourcils.

— Cette histoire de clé, ça me chiffonne. Tu crois que la personne qui te l’a envoyée sait quelque chose ?

— Peut-être veut-elle simplement qu’on rouvre l’enquête, d’une manière ou d’une autre. Mais il y a une autre question : comment s’est-elle procuré la clé ?

— En séjournant à l’hôtel, répondit Desgranges.

— Exactement. Tu crois qu’ils conservent la liste des gens qui ont perdu ou oublié de rendre leur clé ?

— Ça m’étonnerait, mais ça vaut peut-être la peine d’essayer.

Dès qu’il eut quitté le Cactus, il passa un coup de fil à un autre service de son ancienne maison (qui l’était toujours jusqu’à preuve du contraire). La Documentation opérationnelle était une équipe de quatre personnes qui s’occupait des fichiers « vivants », à savoir tous les fichiers qui concernaient des personnes apparaissant même périphériquement dans des procédures en cours — témoins, suspects, etc. — sans attendre leur mise en cause. Elle effectuait recoupements et croisements (que les enquêteurs n’avaient pas forcément le temps ou la faculté de faire) entre l’ensemble de ces fichiers et le FBS : le fichier des brigades spécialisées. La Doc opérationnelle était dirigée par Lévêque, un brigadier-chef qui avait autrefois travaillé à la Criminelle et dont les deux jambes avaient été explosées par un pare-chocs lors d’un délit de fuite : il en gardait une claudication à senestre qui s’aggravait les jours de pluie et une invalidité pour le service actif sur la voie publique. Après avoir suivi le stage à Europol, Lévêque était devenu analyste criminel, histoire de mettre son flair et son expérience à profit : il n’avait plus le droit d’enquêter, mais il se rattrapait en fouillant dans les enquêtes des autres — et rien ne lui procurait plus de satisfaction que de découvrir un détail qui avait échappé à ses collègues : un nom ou un numéro de téléphone qui revenait dans plusieurs procédures disjointes, une Clio verte aperçue sur les lieux d’un règlement de comptes et sur ceux d’un braquage…

— C’est Servaz. Comment vont tes guiboles avec ce temps ?

— J’ai des fourmis dans les jambes. Et pas seulement par ce temps… Qu’est-ce que tu deviens ? Je croyais que tu étais en arrêt maladie…