— C’est le cas. Faut croire que moi aussi j’ai des fourmis dans les jambes, dit-il.
— Tu ne m’appelles pas rien que pour qu’on parle de fourmis ?
— J’aimerais que tu rentres un nom dans ta moulinette…
— Tu viens de dire que tu étais en arrêt maladie… (Silence au bout de la ligne.) Quel nom ? demanda finalement Lévêque.
— Moki : M-O-K-I.
— Moki ? C’est censé être quoi : une personne ? une marque ? un poisson rouge ?
— Aucune idée. Mais si tu trouves que dalle, essaie de l’associer à « viol », « violences conjugales », « harcèlement », « menaces »…
— Je te rappelle.
La réponse lui parvint une heure plus tard :
— Rien.
— Tu es sûr ?
— Tu veux me vexer ? Ton Moki n’apparaît nulle part. Je l’ai mouliné partout, je l’ai associé à tout ce qui m’est passé par la tête — il n’y a rien, Martin. Et ça m’est revenu : cette demande m’a déjà été faite l’an dernier…
— Je sais. Merci.
Elle reposa son verre sur la table, d’un geste incertain — tel un capitaine qui noie son chagrin dans la tempête tandis que ses marins courent, affolés, vers les canots de sauvetage sur le pont balayé par l’écume et les paquets de mer, que le vent hurle et que les fonds de cale se remplissent d’eau salée au milieu du roulis. Beurrée. Quand Christine s’en rendit compte, il était déjà trop tard ; l’alcool avait eu le temps de passer de son estomac à son intestin et de là à tout son système circulatoire.
Elle tourna son regard vers la vitre embuée. Si la neige avait momentanément cessé de tomber, une bise aigre soufflait, vidant les trottoirs blancs des allées Jean-Jaurès, où les voitures passaient très lentement, en mettant leurs roues dans les sillons noirs déjà tracés. L’immeuble de Radio 5 se dressait de l’autre côté, Petit Poucet de brique entre les buildings de quinze étages. Chaque fois que Christine portait le regard dans cette direction, son estomac se soulevait. Elle avait cru que l’alcool anesthésierait la douleur mais il n’en était rien : il l’avait juste rendue plus lasse, plus découragée.
— Vous êtes sûre que ça va ? dit le serveur.
Elle hocha la tête, commanda un café d’une voix mal assurée. Son esprit vagabondait. Incapable de se fixer. En moins de quatre jours, elle avait perdu son fiancé et son job ; elle se demanda si ces pertes étaient irrévocables.
À ton avis ? dit la petite voix qui aimait bien remuer le couteau dans la plaie. Tu crois peut-être qu’il a envie de faire sa vie avec une cinglée ?
Elle sentit monter des larmes d’amertume, eut la sensation d’être accrochée à une falaise à laquelle seul le bout de ses ongles la retenait encore. En faisant fondre le sucre dans sa tasse, elle se demanda si cette maudite lettre n’était pas le point de départ de tout. Bien sûr, c’était absurde. Irrationnel. Elle avait pourtant le sentiment que le cataclysme avait débuté à ce moment-là. Comme si la lettre était une sorte de talisman maléfique. Un sort qu’on lui avait jeté : avant la lettre, elle était une femme heureuse, qui s’apprêtait à présenter son fiancé à ses parents pour Noël, qui faisait un métier intéressant et qui vivait dans un bel appartement ; depuis, elle dégringolait un toboggan sans fin…
Pensée magique, répéta la petite voix. Et tu n’étais pas si heureuse que ça…
C’est alors qu’elle la vit. Cordélia… Sortant de la radio et émergeant à grands pas de la rue Arnaud-Vidal sur les allées Jean-Jaurès. Machinalement, elle regarda sa montre : 14 h 36. Christine la vit remonter le trottoir en direction du boulevard de Strasbourg et du métro, à quatre cents mètres de là. Elle garda les yeux rivés sur la petite silhouette. Sentit la brûlure de la haine semblable à une remontée de bile. Garde la tête froide ; ne cède surtout pas à une impulsion… Mais quand la petite forme emmitouflée fut sur le point de quitter son champ de vision, elle attrapa sa besace sur la chaise voisine et se leva.
— Combien pour les trois bières, les deux cognacs et le café ?
Le barman la regarda par-dessus ses lunettes, fit un rapide calcul.
— Vingt et un euros.
Elle sortit d’une main tremblante un billet de vingt et un de cinq, les déposa sur le comptoir.
— Gardez tout.
Le vent mugit quand elle émergea dans le froid — mais l’alcool la maintenait à bonne température. Il y avait très peu de piétons. Elle aperçut la petite silhouette à cent mètres de là, rajusta la courroie de sa sacoche et se mit en marche d’un pas vif. Elle avançait rapidement, le long du trottoir opposé, le regard braqué sur sa cible ; elle devait cependant prendre garde à ne pas se ficher par terre là où la gadoue de neige fondue avait gelé.
Quand Cordélia atteignit l’entrée de la station — devant l’ancien Hôtel de Paris rebaptisé Citiz Hotel —, Christine était déjà en train de franchir le terre-plein central, près du grand puits qui plongeait sur l’atrium à ciel ouvert. Elle atteignit le haut des marches juste à temps pour voir Cordélia emprunter l’escalator qui dévalait vers les quais de la ligne A. Descendit à son tour le béton glissant puis l’escalier mécanique qui s’enfonçait vers le niveau inférieur. Cordélia était en train de franchir les tourniquets. De son poste d’observation, Christine distinguait ses joues rosies par le froid, son profil de jeune garce effrontée et sa silhouette longiligne. La haine et la colère brûlèrent en elle. En parvenant devant les tourniquets, elle jeta un coup d’œil aux quais en contrebas, nota que la stagiaire avait choisi la direction Basso-Cambo. C’était maintenant que ça devenait délicat : si elle rejoignait le quai tout de suite, Cordélia risquait de la repérer. Elle laissa le flot des voyageurs la dépasser. Lorsqu’une rame se présenta deux minutes plus tard, elle franchit à son tour les tourniquets et descendit rapidement sur le quai. Comme prévu, Cordélia avançait à l’intérieur de la rame sans un regard en arrière. Christine monta deux portes plus loin. Se colla à la vitre. Masquée par un jeune homme qui écoutait Zebda trop fort dans ses écouteurs et un autre d’une quarantaine d’années — qui avait le choix entre perdre rapidement du poids ou se retrouver bientôt allongé sur une table de chirurgie cardiaque. Elle était cependant consciente que, si Cordélia était du genre à promener le regard sur les autres passagers, elle finirait par l’apercevoir.
Sois naturelle, ma vieille, sors ta tablette, fais comme si de rien n’était. Ce sont toujours les petits curieux qui attirent le regard des petites curieuses comme toi, tu le sais.
Naturelle, tu parles : son cœur battait à cent à l’heure ; elle n’était pas habituée à jouer les figurantes dans un film d’espionnage !
Elle jeta un coup d’œil vers l’endroit où se tenait la stagiaire et ce qu’elle vit la rassura. Totalement indifférente à ce qui se passait autour d’elle, la grande asperge pianotait à toute vitesse sur son mobile avec les pouces. Deux stations plus loin, elle vit Cordélia ranger son téléphone et se rapprocher des portes : Esquirol. Christine ignorait où la jeune femme habitait, mais ce n’était certainement pas dans ce quartier. Trop cher. À moins qu’elle n’habitât chez ses parents. L’hypothèse la plus probable était qu’elle allait rejoindre quelqu’un. Le quartier était un des points de ralliement de la jeunesse de la ville.
Elle se demanda soudain où elle voulait en venir avec cette filature. Elle avait cédé à une impulsion. À présent, il était peut-être temps de réfléchir à la situation dans laquelle elle se trouvait — mais l’alcool l’empêchait de penser rationnellement. Qu’est-ce que tu comptes faire ? La kidnapper comme dans ces films et la torturer jusqu’à ce qu’elle écrive sur une feuille : « Je suis une garce et une salope et j’ai tout inventé » ? Ou bien frapper à sa porte et dire : « Salut, c’est moi, je suis venue parlementer, enterrons la hache de guerre et est-ce que tu aurais du thé blanc au jasmin, par hasard ? » La vérité, c’était qu’elle n’avait pas la moindre idée de ce qu’elle était en train de faire. Et qu’elle agissait probablement en dépit du bon sens. Elle n’en suivit pas moins la gamine quand celle-ci descendit place Esquirol.