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Lorsque la tête de Christine émergea à son tour au niveau du sol, elle la vit marcher à une centaine de mètres devant elle. Elle lui emboîta le pas en restant à distance. Cordélia poussa la porte de l’Unic Bar. Elle rejoignit la table de trois jeunes adultes — un garçon et deux filles. Tous semblaient accoutrés plus ou moins de la même façon ; des vêtements noirs, des colliers et des bracelets en argent, des maquillages gothiques, des cheveux rouges ou violets — même le garçon avait du crayon noir autour des yeux.

Christine regarda autour d’elle.

En face de la brasserie se trouvaient une boulangerie-pâtisserie et un centre d’épilation : pas le genre d’endroit où on pouvait s’attarder… Si elle restait sur ce trottoir, elle finirait par se faire repérer. Le seul point d’observation potable : un petit café qui jouxtait celui dans lequel la jeune femme était entrée — mais le risque de se faire remarquer était encore plus grand, car les deux terrasses fermées l’hiver n’étaient séparées que par une vitre. Elle tourna sur elle-même. Réfléchis. Jeta un coup d’œil prudent en direction de Cordélia : la stagiaire avait suspendu son long manteau noir au dossier d’une chaise, elle en avait sûrement pour un petit moment.

Elle remonta à pied la rue d’Alsace-Lorraine, l’une des artères de la ville qui comptait le plus de boutiques de vêtements. Deux cents mètres plus loin, elle pénétra dans l’une des enseignes, décrocha une parka d’hiver à capuche aussi peu esthétique que chaude et confortable et se rua vers la caisse. Moins de quatre minutes plus tard, elle ressortait, la capuche tirée sur ses cheveux, la ceinture nouée autour de la taille, son manteau glissé dans sa besace. Elle avait choisi une teinte qui n’attirait pas trop l’attention, évitant les rouges et les jaune vif à la mode cet hiver. Tu n’as pas trouvé plus moche ? dit la petite voix sarcastique en elle.

De retour place Esquirol, elle vérifia que Cordélia était toujours là et entra dans le café voisin sans rabaisser sa capuche. Elle commanda un chocolat chaud. Le garçon revenait à peine avec sa commande qu’elle vit Cordélia se lever, enfiler son manteau et embrasser ses voisins. Christine s’empressa de payer, trempa les lèvres dans le chocolat et sentit son estomac vide se contracter, mais la gamine était déjà en train de trottiner entre les tables vers la sortie.

Elle avala deux gorgées en vitesse, se brûlant la langue, et lui emboîta le pas vers la station de métro. Une seule ligne, se dit-elle : ça réduisait les possibilités. Les deux pendules de la place indiquaient 15 h 26.

C’est alors qu’elle le sentit. Le changement qui s’opérait en elle, dissimulée sous son capuchon et sa parka sombre. De gibier elle était devenue chasseur… Ce renversement de perspective lui insuffla un surcroît d’énergie ; l’impatience bouillait dans ses veines ; les questions se bousculaient. Était-ce Cordélia sa harceleuse ? Si oui, pour quelle raison ? Elle l’avait toujours bien traitée ; du moins le croyait-elle : la sortie du directeur des programmes lui avait fait comprendre qu’elle n’était pas aussi bien vue qu’elle le pensait au sein de la radio, qu’elle était même détestée par certains — et cette révélation l’avait bouleversée. Mais, si c’était Cordélia sa tourmenteuse, dans ce cas, qui était l’homme au téléphone ? Son copain ? Christine se dit qu’elle était au moins sûre d’une chose : Cordélia mentait. C’était quelque chose sur lequel elle pouvait s’appuyer. Et si la stagiaire mentait, cela signifiait qu’elle était à tout le moins complice — contrairement à Ilan qui avait sans doute dit la vérité au sujet des mails.

Une autre conséquence la frappa aussitôt, comme un coup de tonnerre inattendu. Si ce n’était pas elle, en tout cas Cordélia connaissait la personne qui la harcelait… À travers elle, Christine tenait le moyen de remonter jusqu’à cette personne.

Cette pensée l’électrisa.

Elle suivit le couloir jusqu’à l’escalier descendant au quai et, comme la fois précédente, attendit au sommet des marches qu’une rame entre en gare. Direction Basso-Cambo, à nouveau. Une fois dans le métro, elle observa discrètement Cordélia depuis l’ombre protectrice de sa capuche. La stagiaire avait repris son pianotage frénétique. Cette fois, la balade dura un peu plus longtemps. Huit stations exactement. Après Mirail-Université, la jeune femme commença à bouger. Christine leva les yeux vers le panneau d’affichage. Aussitôt, elle sentit une vague appréhension la gagner, semblable à un signal d’alerte inconnu qui s’allume sur un tableau de bord : métro Reynerie. Elle n’avait jamais mis les pieds dans ce quartier ; mais elle connaissait sa réputation : agressions, trafics, violences, bandes… Il alimentait régulièrement la rubrique des faits divers. Le mois précédent encore, la presse avait parlé de deux taxis agressés au pied d’une barre d’immeuble. L’un d’eux venait chercher des clients malades pour les transporter à l’hôpital. L’agression n’avait pas eu lieu à minuit, mais à midi. En plein jour. Or il était à présent presque 16 heures — et la lumière devait sérieusement commencer à décliner à l’extérieur.

Elle descendit sur le quai à la suite de Cordélia et de plusieurs autres passagers : des femmes — ce qui la rassura quelque peu. Mais quand tout le monde eut émergé sur l’immense esplanade déserte balayée par un vent glacial, qu’elle aperçut les eaux noires hérissées du petit lac et les gros nuages couleur suie voguant au-dessus des barres d’immeubles délavées, son courage s’envola, son excitation de « chasseuse » brutalement évaporée.

Christine vit la petite silhouette au manteau noir remonter le trottoir enneigé d’un pas pressé puis s’en écarter pour suivre un sentier dont la neige avait été maintes fois piétinée, en direction des barres de béton. Le vent soufflait fort et la température avait encore chuté.

En quelques secondes, les passagers sortis du métro s’évanouirent dans le soir qui tombait et elle se retrouva seule. Il régnait ici un froid humide et pénétrant. Elle n’en aperçut pas moins — au-delà du vaste terre-plein désert — des silhouettes encapuchonnées qui traînaient çà et là : ombres désœuvrées, fantômes inquiétants, au pied des immeubles et entre les arbres, sur les pelouses blanches qui viraient au gris et au bleu. Les unes après les autres, des lumières s’allumaient par dizaines derrière les rangées de balcons. Elles étaient tout sauf rassurantes pourtant ; elles faisaient ressortir au contraire sa criante solitude et son criant caractère exogène tandis qu’elle marchait dans la grisaille du soir, cernée par les ombres. Elle doutait que, si elle se mettait à crier, quelqu’un vînt à son secours.

Où est-ce que tu vas comme ça ? Tu comptes faire quoi, de toute façon ? La bouche de métro est à environ dix mètres derrière toi : rentre chez toi…