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Et zut… Elle reprit sa marche le long du trottoir. Des autobus avaient laissé de profondes ornières sur la route. Elle quitta le trottoir pour suivre le sentier. En grimpant la petite butte, elle ne put s’empêcher de compter les silhouettes qui traînaient au pied des barres de béton : huit. Elle se réjouit que sa capuche enfoncée sur sa tête lui donnât ce qu’elle croyait être l’allure d’une habitante du quartier. Puis elle pensa à ce qui se trouvait dans sa besace — factures, quittances, reçus de carte bleue, chéquiers — et elle blêmit.

Cordélia avait franchi la rangée de voitures garées au pied du bâtiment central et Christine regarda dans sa direction juste à temps pour la voir disparaître par une porte vitrée. Et s’il y avait un digicode ? Elle se voyait mal demander le code à une des ombres qui traînaient dehors — ou attendre que quelqu’un veuille bien entrer. Un ou deux flocons esseulés voletèrent dans la grisaille et, en levant la tête, elle vit que le ciel de plus en plus sombre bourgeonnait de nuages au-dessus des branches nues.

Des aboiements retentirent plus loin, elle entendit une voix lancer : « Booba, viens ici ! » Du hip-hop montait d’une des voitures dont le capot était ouvert, et elle capta des rires juvéniles et des voix qui s’interpellaient et rebondissaient comme des balles de tennis dans la pénombre :

— Hé, man, on se les gèle, putain, laisse tomber ta caisse pourrie !

— Je m’en bats les couilles. Vas-y, accélère.

— Hé, man, man ! Qu’esse-tu branles ? Cé pas com’ ça qu’on fait, man !

— Cé pas com’ ça qu’on fait ? Cé pas com’ ça qu’on fait ? Qu’esse-t’y connais, toi ?

— Quand même, j’ai travaillé dans un garage !

— Putain, tu l’entends ? Il a travaillé dans un garage… Deux semaines, et ils t’ont viré. La honte ! Moi, j’aurais été vénère. Ta race, je lui aurais fait sa fête à ce gros lard ! Mais toi, t’es rentré chez môman la queue entre les jambes : kaï-kaï-kaï… Tu sais quoi ? Ils t’ont pissé d’ssus, bros… C’est ça qui z’ ont fait.

— Hé, tu parles pas com’ ça à mon p’tit frère, compris ? Primo, c’est lui qui s’est barré de cette boîte de merde, c’est lui qui les a plantés, tu piges ?

— Ouais, ouais…

— Ouais, quoi ?

— Je capte, mec. C’est cool.

— Non, c’est pas cool. C’est tout sauf cool, même. Si j’t’entends encore raconter des craques et parler comme ça à mon p’tit frère, parole, je défonce ta gueule et je mets la vidéo sur YouTube.

La neige reflétait les lumières des immeubles, mais les arbres, même dénudés, retenaient l’obscurité. Elle atteignit les voitures, se faufila entre les pare-chocs. Son instinct lui disait qu’elle était observée, elle pressa le pas sur la neige abondamment piétinée. Les voix autour de la voiture s’étaient tues. Son pouls se mit à battre de façon désordonnée. Soulagée, elle constata que la porte était restée ouverte et se faufila dans le hall, paniquée à l’idée que les gamins dehors puissent la suivre ou qu’il y en eût d’autres à l’intérieur. Ce n’était cependant pas des gamins qui l’attendaient dans l’entrée. Mais des papys… Assis sur des chaises pliantes, malgré l’étroitesse des lieux. Une demi-douzaine. Ils cessèrent de bavarder à la seconde où elle franchit le seuil.

— Euh… bonsoir, dit-elle, figée par la surprise.

Un bruissement de voix et quelques sourires quand ils eurent constaté qu’elle n’était pas un dealer. Ils se désintéressèrent d’elle aussitôt.

Sur le mur de gauche, au-dessus des rangées de boîtes aux lettres, une banderole clamait : « NOUS REPRENONS POSSESSION DE CE LIEU. SOURIEZ, VOUS ÊTES FILMÉS. VOISINS VIGILANTS. »

Les conversations reprirent et elle s’approcha discrètement des boîtes aux lettres. Se pencha et les passa en revue à toute vitesse.

Pas de Cordélia… Et merde !

Elle recommença, de plus en plus nerveuse. Un nom accrocha son regard. Corinne Délia. Quatrième étage : 19B. Elle fila vers l’ascenseur, jeta un regard en direction du petit comité de vigilance, mais ils ne faisaient plus attention à elle. Dans la cabine, elle se força à respirer calmement. Toutes les fibres de son corps lui disaient qu’elle devait filer d’ici.

Le long couloir était vide. Elle appuya sur le bouton de la minuterie. Se mit en marche le long des portes. Des bruits de télévision et de vaisselle au travers, de la musique électro, des pleurs de bébé, des cris d’enfants qui braillent, portés par l’écho du corridor interminable… Un angle. Puis un autre. Des tags sur les murs. Elle s’approcha de la dernière porte.

19B.

Elle s’arrêta pour écouter. De la musique à travers la porte ; le genre de pop R’n’B qu’on entendait sur des chaînes comme MTV Base. Elle inspira profondément. Pressa le bouton de la sonnette. Un son grêle retentit derrière le battant. Elle s’attendait à percevoir les talons de Cordélia mais non. Rien. La musique se poursuivait. Il y avait donc quelqu’un.

La minuterie s’arrêta.

Elle se retrouva plongée dans le noir. Seul le petit œil lumineux du judas optique trouait l’obscurité. Puis même lui disparut et Christine comprit : on l’observait. Et si quelqu’un d’autre ouvrait ? L’homme qui l’avait menacée au téléphone, par exemple ?…

Sa peur panique des ténèbres montait rapidement : elle en reconnaissait déjà les symptômes dans son ventre.

Puis la porte s’ouvrit en grand, l’inondant de lumière et de son, et elle tressaillit.

Leva la tête.

Eut conscience que sa bouche s’ouvrait en un O parfait.

Cordélia.

Debout sur le seuil, nue.

Sa longue silhouette découpée par la lumière de l’appartement derrière elle. Christine se demanda d’où provenait la lueur dans ses iris, car son visage demeurait dans l’ombre. Puis son regard descendit plus bas et elle frissonna : les bras de la stagiaire étaient entièrement tatoués de l’épaule au poignet. On eut dit qu’elle portait sur la peau une dentelle transparente. Elle se rendit compte qu’elle ne l’avait jamais vue bras nus au travail. Sur son biceps droit, un coucher de soleil rougeoyant éclairait des gratte-ciel bordeaux ; une statue de la Liberté et des flots bleus couraient le long de l’avant-bras. Sur l’autre bras, un crâne jaune et rigolard aux yeux cernés de noir, une toile d’araignée, des roses écarlates et une grande croix… Elle en avait aussi sur les cuisses et les hanches… Un alphabet rudimentaire qui devait avoir un sens pour celle qui la portait. Un peu, se dit Christine en frémissant, comme se balader avec le livre de sa vie imprimé sur sa peau. Le regard de Christine embrassa ensuite les seins à peine dessinés, le nombril où — contrairement à ce qu’elle aurait attendu — ne brillait aucun piercing, les abdominaux fermes, les hanches minces de garçon. Pour finalement s’arrêter sur le sexe : lisse comme un coquillage.

De nouveau, elle sentit un frisson passer dans son dos.

Pendant un instant, elle ne put détacher ses yeux des petites lèvres qui, dans l’ombre, formaient une véritable couture de chair, mais ce qui attira son œil, ce fut l’éclat sourd et métallique : celui du piercing génital en forme de demi-cercle terminé par deux boules minuscules qui brillaient autour du clitoris de la jeune femme.

Elle prit conscience que son sang circulait plus vite. Que la tête lui tournait.

— Entre, dit Cordélia.