15.
Duo
Un bébé braillait.
Un vagissement furieux et affamé montait de la pièce d’à côté, puis la voix apaisante de Cordélia s’éleva : « Doucement, mon ange… doucement, mon sucre d’orge… amour, amour, amour… » ; le vagissement s’apaisa puis se tut.
Christine regarda autour d’elle.
Des meubles Ikea, des bibelots à trois sous, des posters de films : Lost Highway, The Crow, Les Promesses de l’ombre. La musique trop forte — basses lancinantes, techno binaire pour dance floor —, l’odeur des bougies, les hurlements du bébé, l’alcool, la vision de la nudité de Cordélia : elle luttait contre l’élancement douloureux dans son crâne.
Il faisait trop chaud dans cet appartement. L’espace d’une seconde, elle eut un furieux besoin d’air. Elle posa son sac et se précipita sur le balcon. Au-dessus des immeubles, les dernières lueurs du jour s’éteignirent dans un ultime flamboiement, sous un voile de nuages bas et sombres. Quatre étages plus bas, les ombres encapuchonnées continuaient de s’interpeller à voix haute : « Hey, man, ma parole, il me fait flipper grave, ton frangin ! » Ils faisaient vrombir le moteur de la voiture au capot ouvert, le rap rugissant dans les enceintes, éructant plus de clichés sur la banlieue que n’importe quel journaliste. Christine s’imagina en train de repartir à pied vers la station de métro et elle frissonna.
Elle retourna à l’intérieur.
Contrairement à ce qu’elle avait prévu, l’effet de surprise avait été pour elle, pas pour Cordélia. Elle se demanda si Cordélia avait pour habitude de se promener à poil dans son appart ou si la stagiaire l’avait accueillie ainsi pour la déstabiliser. Elle devait très vite reprendre la main. Elle n’aurait jamais imaginé que Cordélia pût être maman. Cette fille n’avait même pas vingt ans ! Pas de travail fixe, juste un stage mal rémunéré… Où était le père ?
La jeune femme émergea de la chambre ; elle referma la porte. Cette fois, elle portait un peignoir tout aussi noir que le reste de sa garde-robe. Seuls les liserés des manches étaient rouges, de même que les mots inscrits dessus : FUCK ME, I’M FAMOUS. Le peignoir s’arrêtait en haut de ses longues jambes maigrichonnes.
— Qu’est-ce que tu fous chez moi ?
— Je suis venue comprendre pourquoi tu as menti, déclara Christine.
Les deux femmes s’affrontèrent du regard. Christine s’assit tranquillement dans le sofa défoncé, jambes croisées.
— Fous le camp, siffla la stagiaire. Tire-toi d’ici. Tout de suite.
Elle ne bougea pas, se contentant de balayer le séjour du regard, feignant la nonchalance malgré le ping-pong de ses ventricules dans sa poitrine.
— Eh bien ? dit-elle en levant les yeux après un temps, comme si elle était étonnée que Cordélia fût encore debout.
Cernés de crayon noir, ceux de Cordélia se firent calculateurs ; à l’évidence, elle soupesait la situation. Cherchant une riposte.
— Tu n’as pas le droit d’être ici, dit-elle. Dehors. Dégage.
— Oh, fit Christine d’un ton désinvolte. C’est tout ? Et tu vas faire quoi ? Appeler la police ?
Elle crut déceler un doute passager dans les yeux de la stagiaire. Cela ne dura qu’une fraction de seconde, puis celle-ci fit entendre un rire nerveux.
— D’accord, admit-elle d’un ton qui indiquait qu’elle n’avait pas perdu tout sens de l’humour ni tout sang-froid.
Elle disparut et une Christine plus nerveuse qu’elle ne l’aurait voulu perçut le bruit d’un frigo qu’on ouvrait et refermait. La jeune femme revint avec deux bouteilles de bière décapsulées, couvertes de buée, en posa une devant Christine et se laissa tomber dans le fauteuil restant.
— Eh bien, madame-je-me-prends-au-sérieux, on fait quoi maintenant ?
Le ton était malicieux. Christine nota que le peignoir était remonté très haut et que Cordélia ne faisait rien pour dissimuler ce qu’il y avait en-dessous. La jeune femme attrapa la bière, en but une gorgée. Christine l’imita. L’alcool ingurgité plus tôt dans la journée lui avait donné soif.
— Qui t’a dit de mentir ? demanda-t-elle en la reposant.
— Qu’est-ce que ça change ? (Les pupilles dilatées au milieu de l’iris ; elle se demanda si la jeune femme se shootait.) T’es venue jusqu’ici rien que pour me demander ça ? Dans ce quartier ? T’as pas eu peur ? Hé, la vache, c’est quoi cette tenue : où est-ce que t’as dégotté un truc aussi laid ? Et qu’est-ce que tu trimballes là-dedans ?
— Qui est l’homme au téléphone, Corinne ? Ton petit ami ? Ton… mac ?
Un éclat de colère dans les yeux de la stagiaire.
— Quoi ?? Qu’est-ce que t’as dit ? (Le ton était devenu dangereusement instable.) Me parle pas comme ça, putain ! Mais pour qui tu te prends, conasse de bourge !
— Ce bébé, où est son père ? poursuivit Christine imperturbablement.
— Ça ne te regarde foutrement pas.
— Tu l’élèves seule ? Qui le garde quand tu n’es pas là ? Comment tu arrives à t’en sortir ?
Cordélia lui jeta un regard par en dessous, l’air renfrogné. Mais le regard n’était plus tout à fait aussi dur, aussi assuré qu’auparavant.
— Je n’ai pas à répondre à tes questions… C’est quoi, ça : un putain d’interrogatoire ?
— Ça ne doit pas être facile, continua Christine d’un ton conciliant. Est-ce que… est-ce que je pourrais le voir ?
La jeune femme lui jeta un regard soupçonneux.
— Pour quoi faire ?
— Juste comme ça, j’aime les enfants.
— Alors, comment ça se fait que tu n’en as toujours pas ? siffla la stagiaire entre ses dents.
Christine feignit d’ignorer l’attaque, mais elle accusa le coup, son ventre se contractant comme si un poing venait de s’y enfoncer.
— Il s’appelle comment ? demanda-t-elle doucement.
Un temps.
— Anton…
— Joli prénom.
— Ne me prends pas pour une conne ! Si tu crois que tu vas réussir à m’amadouer avec tes petits airs mielleux…
— Je peux le voir ou pas ?
La jeune femme hésitait. Finalement, elle se leva sans quitter Christine des yeux. Disparut dans la pièce voisine. Elle revint avec le nourrisson endormi dans les bras.
— Quel âge il a ?
— Un an.
Christine se leva à son tour, elle s’approcha de la mère et du fils.
— Il est beau.
— Ça suffit, dit Cordélia.
Elle ramena le bébé dans la pièce d’à côté.
— Et maintenant tu fous le camp d’ici, lança-t-elle en revenant dans le séjour. Dehors. Immédiatement !
— Qui t’a dit de mentir ? répéta Christine sans bouger d’un pouce.
— TU FAIS CHIER ! Je t’ai dit de dégager !
Le visage de la jeune femme était à quelques centimètres du sien, sa fureur si dense que Christine avait l’impression de faire face à un mur. La stagiaire la dominait de quinze bons centimètres, penchée sur elle.
— Doucement… Tu vas réveiller Anton… Pas tant que je n’aurai pas la réponse…
Elle se rassit, essayant de dissimuler le tremblement de ses mains et de ses genoux.
— Je connais une excellente école maternelle et primaire privée, dit-elle.
— Quoi ?
— Pour ton fils… Le chef d’établissement est un ami. C’est un peu cher, mais on peut peut-être s’arranger. Ou bien tu préfères qu’Anton grandisse dans ce quartier ? Tu imagines ce qui va arriver dans quelques années ? Quand tu ne seras pas là pour le surveiller ? Et que les types en bas lui proposeront de l’argent pour monter la garde… Ou un peu de came… Ça commencera comme ça… Il aura quoi à ce moment-là ? Huit ans ? Neuf ans ?