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Elle vit une lueur terrifiée passer dans les yeux de la jeune femme.

— Je te propose une solution pour que ton fils puisse aller dans une bonne école, qu’il ait de meilleures chances dans la vie, des chances d’échapper à ce qui l’attend en bas de cet immeuble.

— C’est une foutue blague, pas vrai ? rétorqua la jeune femme. Tu crois vraiment que je vais gober un truc pareil ? Même si je te donnais l’info, une fois dehors, tu t’empresserais de nous oublier !

Christine nota le nous. Elle réprima un sourire. Ferrée… Elle sortit son téléphone, mit le haut-parleur et appuya sur une touche.

— Alain Maynadier, Crédit mutuel, répondit une voix dans le haut-parleur.

Elle se présenta.

— Bonjour, Alain, c’est Christine Steinmeyer, je voudrais faire un virement sur un compte, dit-elle. Comment dois-je m’y prendre ? Par téléphone, c’est possible ?

L’employé de banque lui donna la marche à suivre. Elle le remercia.

— Je vous rappelle dans un quart d’heure.

Les yeux de Cordélia la fixaient. Il y avait quelque chose de changé en eux.

— Alors ?

Pas de réponse. Mais pas de sarcasme non plus, cette fois.

— Pense à ton fils, Cordélia. Pense à son avenir.

— Qui te dit que celui qui m’a demandé de mentir ne m’a pas offert une plus grosse somme ?

— Et il t’a offert aussi un avenir pour ton enfant ?

Touchée… Cordélia eut un mouvement de recul, comme si elle venait de se brûler. Elle se renfonça dans son siège.

— Tu… tu y tiens tant que ça, à connaître la vérité ?

— On est en train de foutre ma vie en l’air. Alors, oui : j’y tiens.

Elle vit Cordélia réfléchir. Lui laisser le temps… Porta la bière à ses lèvres. Le silence durait. Cordélia but deux autres gorgées. Pensive. Sans cesser de fixer Christine. Celle-ci regarda sa propre bouteille ; elle en avait descendu la moitié, l’air de rien.

Finalement, la stagiaire parla :

— Je ne voulais pas le faire. Je ne voulais pas… mais ils m’ont forcée.

Mensonge, pensa Christine — mais elle ne dit rien.

— Ils m’ont forcée. Et ils m’ont donné de l’argent. Ils m’ont dit que si je ne le faisais pas, j’allais me retrouver à la rue. Je suis menacée d’expulsion. Avec mon bébé…

Cordélia croisa les jambes et, de nouveau, Christine dut se forcer pour ne pas regarder plus bas.

— J’ai obtenu cet appart grâce à un ami qui me le sous-loue. J’ai quitté le domicile de mes parents. Et le père d’Anton s’est tiré sans laisser d’adresse…

— Pourquoi tu es partie de chez toi ? voulut savoir Christine.

Un coup de sonde prudent dans sa direction — puis les nerfs qui lâchent et la gamine au bord des larmes.

— Mon père picolait, ma mère picolait, mon frangin picolait… Mon père est au chômage, mon frangin aussi… À quinze ans, mon cher frérot a essayé de me baiser et, comme je ne voulais pas, il m’a pété une dent. Quatre dans cinquante mètres carrés et une famille de tarés… Je ne voulais pas que mon bébé grandisse au milieu de ça.

C’est là que tu as durci comme ça ? C’est à cause d’eux que tu es devenue si froide ? Si calculatrice ? Ou c’est juste un bobard de plus ? Une autre de tes inventions ? Ça ressemblait tellement à un mensonge que c’était peut-être la vérité… Une odeur de misère sociale, de pauvreté intellectuelle, de crasse et d’alcoolisme. Peu ou pas de livres — mais sans doute une console de jeux et une parabole, histoire de s’imbiber le cerveau de vulgarité en plus de l’alcool… Un peu trop stéréotypé ? Mais il n’y avait qu’à regarder dehors : les stéréotypes couraient les rues. Ils jaillissaient même des baffles des voitures.

— Ce stage, dit soudain Cordélia, Ilan et toi, vous n’imaginez pas ce que ça représente pour moi… Travailler dans une radio. Apprendre. Venir d’où je viens et me retrouver là… C’est comme si, pour la première fois, j’entrevoyais un avenir…

— Comment tu l’as obtenu ?

Une hésitation. Mais elle avait commencé. Alors, pourquoi ne pas aller jusqu’au bout :

— J’ai bidonné mon CV. Mais cette place, je la mérite. Pendant que mes parents se vautraient devant la télé et que mon connard de frère jouait à Grand Theft Auto IV, j’empruntais des livres à la médiathèque, je dévorais tout ce qui me tombait sous la main. J’ai eu les meilleures notes en français pendant toute ma scolarité — même si j’ai laissé tomber l’école à seize ans. J’ai menti, c’est vrai. Mais je fais du bon boulot, n’est-ce pas ? En tout cas au moins aussi bien qu’un autre…

Pas tout à fait vrai, songea Christine. Plus d’une fois, elle avait été surprise par les lacunes de Cordélia et elle s’était demandé comment elle avait atterri là.

— Je ne demande qu’à m’améliorer, insista la stagiaire. (Avait-elle surpris une lueur de doute dans le regard de Christine ?) Je sais que je peux y arriver… Je travaille dur et j’en veux, ça, tu le sais.

Christina hocha la tête. C’est vrai que la gamine en voulait. Il y avait un accent de sincérité dans cette dernière déclaration, quelque chose qui sonnait vrai. Et qui l’émut. Elle se dit qu’elle ne devait pas se laisser avoir, qu’elle devait garder la tête froide. Que la gamine essayait de l’amadouer.

— Le nom de cette personne, dit-elle en reposant sa bière.

Cordélia surprit son geste.

— Tu en veux une autre ?

— Son nom, répéta-t-elle.

Silence, visage baissé.

— Cordélia…

— Si je te le dis, ils me le feront payer. Cher.

— Pense à ton fils. Tu as ma parole que je vous aiderai. À condition que toi tu m’aides.

Elle lut le débat intérieur dans les yeux effrayés de la gamine. Eut une autre idée.

— Écoute, voilà ce que je te propose : tu racontes tout à Guillaumot. Je te défendrai, je dirai que tu as été victime d’un chantage. Je lui dirai de te garder ta place, que tu fais du bon travail. Non seulement je ne porterai pas plainte, mais je t’aiderai — financièrement aussi. Tout ce que tu as à faire, c’est de tout raconter à Guillaumot. Le nom, tu ne le dis qu’à moi. C’est mon affaire, je n’en parlerai à personne.

— Ils feront du mal à mon enfant !

En voyant ses pupilles à nouveau dilatées, Christine comprit qu’elle était terrifiée. Elle ne bluffait pas.

— Je… je… écoute, nous te trouverons un… un endroit… pour ton… fils et toi…

Bon sang, que lui arrivait-il ?

Tout à coup, les mots lui collaient aux gencives comme des caramels, ils rechignaient à franchir ses lèvres. Elle avança une main vers la table basse et son geste lui parut terriblement ralenti. Son cerveau renâclait. Ou alors, c’était l’inverse : son corps qui se mutinait. Ses doigts heurtèrent la bouteille de bière qui se renversa — et roula sur la table avec un bruit rond, étrange et distordu, avant de tomber en silence sur la moquette.

— Qu’est-ce qui… qu’est-ce qui m’arrive ?

Cordélia la fixait. Lèvres serrées.

Christine se concentra. Ressaisis-toi, ma fille.