Cette lettre est destinée à quelqu’un d’autre… à quelqu’un d’autre dans cet immeuble.
L’idée qui lui traversa ensuite l’esprit lui coupa presque le souffle : est-ce que c’est bien ce que ça a l’air d’être ?… Oh, bon Dieu. La seule sensation tangible qu’elle éprouva fut celle d’une perte momentanée d’équilibre. Elle posa de nouveau les yeux sur le double feuillet dactylographié : si c’est le cas, il faut absolument prévenir quelqu’un… Oui, mais qui ? Elle pensa à la personne qui l’avait rédigée — à l’état dans lequel elle devait se trouver ou à ce qu’elle devait être en train de faire en ce moment même — et des doigts glacés se refermèrent sur son estomac. Elle relut les dernières lignes, lentement, en analysant chaque mot : « Tu peux crever. En attendant, c’est moi qui vais le faire. » Pas de doute : c’était bien la lettre de quelqu’un qui va mettre fin à ses jours.
Et merde…
Le soir de Noël, une personne dans cette ville ou pas loin s’apprêtait à en finir avec la vie — ou l’avait peut-être déjà fait… Et Christine était la seule à savoir. Et elle n’avait aucun moyen de l’éviter, car la personne qui était censée lire cette lettre ce soir (cette lettre qui était aussi, selon toute évidence, un appel au secours) ne la lirait pas.
Un canular. C’est forcément un canular…
Encore une fois, elle relut les premières lignes. Cherchant les indices d’une mystification. Mais qui prendrait la peine de faire un canular pareil le soir de Noël ? Quelle sorte de malade ? Elle savait qu’il existait un grand nombre de gens seuls qui détestaient cette période de l’année parce qu’elle les renvoyait à leur solitude, mais de là à se livrer à une telle mascarade ; par ailleurs, il y avait quelque chose dans le ton, la teneur de cette lettre qui sonnait sinistrement vrai — par son contenu, elle supposait que la personne qui la lirait connaissait déjà certains détails.
Si seulement il y avait eu un prénom, quelque chose, elle aurait pu frapper à chaque porte et demander : « Vous connaissez Untel ou Unetelle ? »
La minuterie s’éteignit, plongeant le hall dans l’obscurité, une obscurité seulement percée par la clarté de la rue qui traversait la double porte vitrée en fer forgé. Elle sursauta. Regarda en direction de la porte, comme si celui ou celle qui avait glissé l’enveloppe dans sa boîte allait réapparaître d’un instant à l’autre. Sur le trottoir d’en face, la boulangerie artisanale avait décoré sa vitrine et elle aperçut le traîneau d’un père Noël à travers les flocons. Dans les ténèbres du hall, elle frissonna — pas seulement à cause de la lettre : pour elle, le noir était un danger aussi effrayant qu’une lame de rasoir.
Ce fut le moment que choisit son portable pour vibrer dans sa poche.
— Qu’est-ce que tu fous ?
Elle claqua la lourde porte vitrée derrière elle. Sur le trottoir, un vent froid souleva son cache-nez. Des flocons mouillèrent ses joues. Il s’était remis à neiger. Une fine pellicule recouvrait déjà la chaussée. Elle parcourut la rue des yeux, jusqu’au moment où Gérald lui fit des appels de phares.
Une bouffée de Nick Cave chantant Jubilee Street, un agréable parfum de cuir, de plastique neuf et d’eau de toilette pour homme lorsqu’elle ouvrit la portière du côté passager. Elle se laissa tomber sur le siège de l’encombrant crossover blanc, mais laissa la portière entrouverte. Gérald se tourna vers elle — son sourire spécial Noël aux lèvres — et, lorsqu’il se pencha pour l’embrasser, la douce écharpe en soie grise la chatouilla au menton en même temps qu’elle perçut la chaleur qui irradiait de son manteau de laine et le parfum agréable qui imprégnait ses vêtements. Comme un shoot d’héroïne, elle sentit la morsure de l’addiction, la piqûre de rappel du besoin au creux de son ventre.
— Prête à affronter « monsieur-c’était-mieux-avant » et « madame-vous-ne-mangez-rien-ma-chère » ? demanda-t-il en tournant vers elle son téléphone.
Il appuya sur le déclencheur de l’appli photo.
— Qu’est-ce que tu fais ?
— Tu vois, je te prends en photo.
Sa voix la réchauffa comme une gorgée onctueuse d’irish-coffee, mais elle eut du mal à sourire franchement.
— Regarde ça d’abord.
Elle alluma le plafonnier, lui tendit la feuille et l’enveloppe.
— Christine, on est déjà en retard…
Voix caressante mais ferme : douceur et autorité mêlées — c’était ce qui l’avait le plus frappée chez lui lors de leur première rencontre, bien plus que son physique.
— Regarde quand même.
— Où as-tu trouvé ça ?
Son ton était presque désapprobateur — comme s’il la tenait pour responsable d’avoir trouvé ce message dans sa…
— … dans ma boîte aux lettres.
Malgré la pénombre, elle lut une intense surprise derrière ses lunettes. Et de l’agacement : Gérald n’aimait pas l’imprévu.
— Alors ? voulut-elle savoir. Tu en penses quoi ?
Il haussa les épaules.
— C’est sans doute un canular. Que veux-tu que ce soit ?
— Je ne crois pas, non. Ça sonne plutôt vrai.
Il soupira, remonta ses lunettes sur son nez et posa de nouveau les yeux sur la feuille tenue entre ses doigts gantés, dans la faible lueur du plafonnier. Des flocons légers traversaient par dizaines le faisceau des phares ; une voiture passa près d’eux dans un chuintement assourdi — Christine eut l’impression d’être à bord d’un bathyscaphe dans cet habitacle obscur et froid cerné par la neige. Elle relut la lettre par-dessus l’épaule de Gérald. Les mots se déposaient dans son esprit comme des flocons.
— Dans ce cas, c’est une erreur, conclut-il. Cette lettre était destinée à quelqu’un d’autre.
— Exactement.
Il la regarda de nouveau.
— Bon, écoute, on résoudra ce mystère plus tard. Mes parents doivent déjà être en train de nous attendre.
Oui, oui, oui, bien sûr : tes parents… Noël… — qu’est-ce que ça peut faire si une femme tente de se suicider ce soir ?
— Gérald, tu te rends compte de ce que cette lettre signifie ?…
Il écarta ses mains gantées du volant, les posa sur ses cuisses.
— Je crois, oui, dit-il très sérieusement mais comme à regret. Que… que veux-tu qu’on fasse ?
— Je ne sais pas. Tu n’as pas une idée ? On ne peut quand même pas rester là sans rien faire…
— Écoute. (De nouveau, ce ton réprobateur, qui semblait dire : Il n’y a que toi pour te fourrer dans des guêpiers pareils, Christine.) On a rendez-vous chez mes parents, chérie : c’est la première fois que tu vas les rencontrer et on a déjà presque une heure de retard. Cette lettre est peut-être authentique — ou peut-être pas… On s’occupera de cette histoire une fois là-bas, je te le promets, mais là, il faut qu’on y aille.
Il avait parlé calmement, d’une voix raisonnable. Trop raisonnable : le ton qu’il employait quand elle le contrariait, ce qui arrivait de plus en plus souvent ces derniers temps. Celui qui disait : Note bien que je fais preuve d’une surnaturelle patience. Elle secoua la tête.