Christiiinnneeee… tu es sûuuuuureee que tu te sens biiieennn ?
C’était quoi cette voix ? La gamine avait dû prendre quelque chose pour parler comme ça… Quelle intonation ridicule…
Christine retint un rire nerveux, elles étaient aussi stones l’une que l’autre.
Une sensation de froid dans ses veines, la pièce et le canapé tanguaient comme le pont d’un navire. Le regard de Cordélia. Une alarme s’alluma quelque part : il était redevenu ce qu’il était avant — froid et calculateur.
Christine sentit un voile de sueur froide lui coller aux joues comme une couche de fond de teint. Oh, merde, je ne me sens vraiment pas bien… Son cœur battait très vite. Elle allait être malade, ce n’était plus drôle du tout.
Il se passait quelque chose qu’elle n’aimait pas.
Elle regarda Cordélia et eut un choc : celle-ci était en train de retirer son peignoir. Son long corps couvert de tatouages — semblable à un hiéroglyphe — une nouvelle fois dévoilé.
Cordéliaaaaa… qu’est-ce que tu fais ?…
Je ne me sens pas biennnn… pas bien du touuuut…
Elle vit la gamine se lever, traverser la pièce dans sa direction. Contourner la table basse. Son sexe envahit le champ de vision de Christine. Étourdie et fascinée, celle-ci contempla une nouvelle fois l’étincelant piercing génital — puis le visage encore enfantin le remplaça, obstruant son champ visuel, et une bouche chaude et humide s’écrasa sur la sienne.
Ne bouuuuugeeee paaaaas…
Christine voulut se débattre. Ses yeux clignotaient ; elle frissonnait, le visage trempé. Elle voulut se débattre, se lever, s’en aller, mais elle ne bougea pas d’un iota.
Elle se concentra sur les gestes de Cordélia. La stagiaire lui tournait le dos, elle avait ouvert un ordinateur portable sur la table basse.
Elle pianotait dessus.
Christine voyait ses fesses rondes, le grand dos nerveux de la jeune femme et ses omoplates saillantes. Ses tatouages qui devenaient flous…
Çaaaa y eeessst…
Cordélia se retourna. Christine sentit qu’elle perdait connaissance.
Black-out…
16.
Récitatif
Un bruit déchira sa cervelle, comme une lame. Elle se réveilla instantanément. Le bruit recommença, râpe sur ses nerfs — et elle comprit qu’il s’agissait d’un klaxon.
Une rumeur de conversation en bas, dans la rue ; un bruit de moteur — et puis, le silence…
Christine se redressa.
Il faisait presque totalement noir, seule une clarté grise filtrait entre les lames des stores, et elle sentit sa crainte de l’obscurité revenir. Elle roula dans des draps aussi sombres que la pièce dans laquelle elle se trouvait, qui lui parut un endroit inconnu et étranger jusqu’à ce qu’elle se rende compte qu’il s’agissait de sa chambre. La sensation de la soie sur sa peau : comme un suaire. Elle était nue… Une image lui revint avec la fulgurance sèche d’une décharge électrique : Cordélia, nue aussi, l’embrassant, sa langue dans sa bouche.
Tremblante, elle chercha à tâtons l’interrupteur de la lampe de chevet mais, quand elle l’eut trouvé et qu’elle l’actionna, rien ne se passa.
Quelque chose brillait dans l’obscurité : tout au bout du lit. Un rectangle d’un gris à peine plus pâle que les ténèbres ambiantes… Un écran…
Sa très faible luminosité disait qu’il était en veille. Elle se demanda — avec un cruel sentiment de vulnérabilité — comment elle avait atterri ici, qui l’avait déshabillée et qui avait allumé son ordinateur ? Et aussi ce qu’on lui avait fait pendant son sommeil… Mais cette question-là conduisait à des régions trop noires qu’elle préféra tenir à distance pour l’instant. Elle avait mal dans la colonne vertébrale, ainsi que sous les aisselles et à un coude. Est-ce qu’elle avait été traînée par terre, portée ? Forcément — mais par qui ? Certainement pas Cordélia toute seule… Elle se demanda comment ils avaient réussi à franchir le comité de vigilance dans le hall de l’immeuble.
Instinctivement, elle rampa vers l’écran pour l’allumer — tout sauf cette pénombre trop dense. Elle rampa jusqu’à lui à travers le lit, dans le noir, affolée, et, appuyée sur un coude, elle cliqua sur le pavé tactile. La veille s’interrompit. La clarté soudaine de l’écran l’éblouit, la soulagea et jeta des ombres partout dans la chambre. Une session vidéo était prête à démarrer. La grosse flèche triangulaire au centre de l’écran n’attendait qu’elle, mais quelque chose la retint : la certitude que ce qu’elle allait découvrir l’enfoncerait encore plus profond dans son cauchemar.
Son doigt glissa sur le pavé tactile, hésita, lança finalement la vidéo.
Elle la reconnut tout de suite…
La porte du 19B.
Vue de l’intérieur du petit appartement… Une webcam… Branchée face à la porte d’entrée. Un bruit grêle de sonnette. Celui qu’elle avait produit en pressant le bouton. Puis la longue silhouette de la stagiaire entrant dans le champ de la caméra. De dos. Nue. Ses fesses rondes, pâles, séparées par un sillon profond. Elle déverrouille la porte. Tire le battant et Christine apparaît. De face. Étrangement familière et étrangement différente de l’idée qu’elle se fait d’elle-même.
Sur son MacBook, Christine vit Christine regarder Cordélia, puis le regard de Christine glisser le long du corps de la jeune femme jusqu’à s’arrêter longuement sur son sexe. Christine sentit son visage s’enflammer. Sur la vidéo, Christine avait les yeux écarquillés, le regard luisant. Et l’objet de sa fascination ne faisait pas le moindre doute. Puis la voix de Cordélia disant calmement : « Entre » — et Christine pénètre dans l’appartement à la suite de la stagiaire.
Comme si tu étais attendue, se dit-elle. Comme si tu étais déjà venue…
Comme si tout cela était prévu et naturel…
Image suivante.
Christine assise dans le canapé, tournant le dos à la caméra.
On ne voit que sa nuque et ses épaules ; Cordélia se tient debout devant elle. Dans une pose éminemment suggestive. Elle écarte les cuisses ; ses doigts aux ongles peints en jaune néon entrouvrent les lèvres de son sexe, en un geste d’une choquante impudeur et d’une troublante intimité. Elle dit, dans une sorte de transe, le regard lubrique : « On appelle ça un piercing du triangle, toutes les femmes ne peuvent pas en mettre un : il faut un capuchon du clito suffisamment proéminent. En plus de l’aspect esthétique, il stimule le clitoris par l’arrière ; tu n’imagines pas les sensations que ce truc te procure… tu n’as pas idée du pied que c’est… » Christine ne bouge pas. Immobile comme une statue.
Dos tourné à la caméra, son attitude suggère qu’elle fixe le sexe de la jeune femme, comme elle l’a déjà fait à la porte.
Image suivante. Christine eut un sursaut : Christine et Cordélia nues dans le canapé, face à la caméra cette fois. Elles s’embrassent. Christine a les yeux fermés, sa main est blottie entre les cuisses de la stagiaire, leurs bouches jointes. La jeune femme gémit. Christine ne bouge pas — et pour cause.