Dernière image : Christine voit Christine dans le canapé, une nouvelle fois dos tourné à la caméra ; la stagiaire lui fait face — elle compte une liasse de billets :
« 1 600…
1 700…
1 800…
1 900… Deux mille… OK, je vais retirer ma plainte… Mais c’est pas seulement pour l’argent, c’est parce que tu m’as bien fait jouir. »
Neige sur l’écran. Fin du petit porno à usage privé.
Elle déglutit. Les tempes bourdonnantes. Elle avait une partie de la réponse sur ce qui s’était passé pendant qu’elle avait perdu connaissance.
Un montage. Personne ne contesterait que certaines parties avaient été coupées si cette vidéo venait à circuler. Mais personne n’aurait le moindre doute non plus sur le fait qu’elle était là de son plein gré en la voyant à la porte en train de mater le con de cette petite garce…
Piégée… Si Guillaumot ou n’importe qui à la radio venait à visionner cette vidéo, cela conforterait les déclarations de Cordélia. Et sa carrière serait définitivement terminée. Celle de Cordélia aussi, soit dit en passant, mais, primo : celle-ci n’était qu’embryonnaire, contrairement à la sienne ; secundo : Christine soupçonnait que cette salope n’y tenait pas tellement que ça, en définitive — qu’elle avait d’autres projets dans la vie. Comme, par exemple, celui d’escroquer son prochain et de trouver d’autres pigeons à plumer.
Un chantage ? Était-ce la prochaine étape ? On allait la faire chanter ? C’était ça la finalité ? Mais elle avait déjà perdu son fiancé et son boulot… que lui restait-il à perdre ?
Elle se sentit lessivée, groggy. Incapable de réfléchir. Il n’y aurait pas de Grand Rebond de Christine, cette fois. La drogue qu’on lui avait administrée devait encore voyager dans ses veines, car elle avait le cerveau embrumé et les membres lourds.
L’éclairage expressionniste filtrant entre les lames des stores soulignait d’ombres les moulures au plafond. Elle avait aimé cet appartement mais, soudain, il lui apparaissait comme un lieu hostile — qui menaçait de se refermer sur elle et de l’étouffer.
Tout à coup, elle pensa à sa besace, regarda anxieusement autour d’elle et éprouva un intense soulagement en la découvrant dans un coin du lit. Il y avait un rectangle blanc posé à côté, sur le drap noir. Un ticket ou un message…
Elle se saisit du bout de papier et l’amena dans la lueur de l’écran.
Un ticket de retrait bancaire. La panique s’empara d’elle.
Elle reconnut les premiers et les derniers chiffres : ceux de son compte en banque… Il était écrit : « Retrait, date : 28/12/12, heure : 09 H 03, automate : 392081 » : une somme de deux mille euros avait été débitée de son compte le matin même ! À cette heure-là, elle était dans le bureau de Guillaumot en train d’écouter les élucubrations de Cordélia. Puis, avec un hoquet incrédule, elle fit le rapprochement avec les images de la vidéo où on voyait la gamine en train de compter une liasse de billets.
Le piège était à double détente…
Il y avait autre chose sur le drap, à côté du MacBook. Le boîtier en plastique d’un CD. Elle s’en empara.
Madame Butterfly. De l’opéra, bien sûr…
Elle se souvint en frissonnant que Mme Butterfly se suicidait à la fin. C’était à peu de chose près tout ce qu’elle savait en matière d’opéra.
La peur s’insinua entre ses côtes et dans tous les recoins de son cerveau. Était-ce vers cela qu’on la poussait ? Un souvenir affreux : son père la serrant contre lui à lui faire mal, sa voix bizarrement aiguë et hachée répétant sans cesse : Oh, ma chérie, il est arrivé un terrible, terrible, terrible accident…
Elle n’avait appris la vérité que bien plus tard : Madeleine s’était pendue.
Pendue — à seize ans.
Cette histoire, pourquoi ça m’arrive à moi ? se demanda-t-elle encore une fois. Est-ce que c’était comme le Loto mais à l’envers : au lieu d’une chance inouïe — une sur des millions —, un malheur inouï ?
Elle referma le lecteur vidéo et s’aperçut alors que sa messagerie était restée ouverte sur l’écran. Ou plutôt que quelqu’un l’avait ouverte pendant son sommeil… Merde, elle avait téléchargé un pack complet de sécurité, effacé tous les cookies, changé de mot de passe, comment était-ce possible ? Son regard balaya machinalement les mails qui étaient arrivés depuis la dernière fois qu’elle l’avait consultée. Il y en avait un provenant du vétérinaire intitulé « Iggy », plusieurs mails de centrales d’achat, puis son regard se figea : malebolge@hell.com… Le mail s’intitulait « OPERA ». Elle retint sa respiration et cliqua sur le pavé numérique.
J’espère que tu aimes l’opéra, Christine.
Rien d’autre.
Sale enfoiré de merde !
Elle agrippa le MacBook à deux mains et — dans un geste libératoire et vengeur — le projeta de toutes ses forces contre le mur de la chambre, où elle le vit et l’entendit se fracasser avant qu’il ne retombe sur le plancher, hors d’usage mais presque intact : les MacBook sont solides…
Dans les petits haut-parleurs, le premier mouvement de la Symphonie no 9 — violons légers, cors brumeux et harpe scintillante — était comme le souffle élégiaque d’un matin d’automne dans la forêt quand, tout à coup, l’orage des cuivres et des cordes éclata après la foudre d’un coup de timbale. Un nouveau déferlement dans la petite pièce sous les toits : Servaz leva un instant les yeux de sa lecture — non pour regarder quelque chose mais pour mieux écouter, les yeux perdus dans la contemplation du mur, ce passage où le percussionniste rythmait à coups sourds l’approche de la tragédie. Des centaines d’écoutes et pourtant il les ressentait toujours dans son sang, ces coups martelés du destin.
Si un jour un extraterrestre descendait de son vaisseau spatial pour lui demander ce que l’humanité avait créé de beau, il lui ferait écouter Mahler, songea-t-il en souriant. Il était cependant conscient qu’au vu des insurpassables médiocrité et vulgarité de l’époque actuelle, il y avait fort à parier que cet argument ne suffirait pas et que le petit homme vert s’empresserait de remonter dans sa bécane intergalactique, non sans avoir au préalable pulvérisé tout le monde d’un rayon aussi prophylactique qu’exterminateur. Reléguant la musique en arrière-plan, il reporta son attention sur les mots imprimés. Il avait toujours un peu de mal avec les textes sur écran. Aussi s’était-il rendu à la médiathèque avant de rentrer. Il ne savait pas trop ce qu’il cherchait, au vrai. Mais il avait fini par dénicher quelques ouvrages. Et, à présent, il était plongé dans des livres qui portaient des titres tels que Les manipulateurs sont parmi nous ou Le Harcèlement moral, la violence perverse au quotidien.
De ces ouvrages il ressortait que certaines rencontres changent votre vie pour le meilleur et que d’autres peuvent vous entraîner vers l’abîme, voire constituer un danger mortel. Qu’il existait, au sein de la société, des esprits pervers et manipulateurs qui, chaque jour, prenaient dans leurs filets des individus faibles et vulnérables, femmes ou hommes, qu’ils s’employaient à contrôler, à abaisser et à détruire. Était-ce cela que Célia Jablonka avait subi ? Avait-elle fait une mauvaise rencontre ? En rentrant, il avait tapé Moki sur Internet et découvert que le Blue Moki était un poisson perciforme de Nouvelle-Zélande, le Moki Bar un café-concert dans le 20e arrondissement de Paris et que le mot désignait aussi une forme de haïku en japonais. Mais pas de Moki dans l’annuaire ni dans les pages jaunes — aucun Moki en dehors de l’agenda de Célia Jablonka…