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En poursuivant sa lecture, Servaz découvrit qu’il existait une première étape, dite d’effraction, au cours de laquelle le manipulateur s’employait à pénétrer le territoire psychique de l’autre, à brouiller ses repères, à squatter ses idées et à les remplacer par les siennes. Puis venaient le contrôle et l’isolement : de la famille, des proches, des amis… Comme dans une secte, songea-t-il. Et, en même temps, le dénigrement, les humiliations, les actes d’intimidation destinés à provoquer une rupture identitaire dans l’esprit de la victime, à atteindre son estime de soi. Tout un chacun pouvait se révéler manipulateur à l’occasion, Servaz se souvenait de l’avoir été en quelques circonstances. Mais un individu véritablement pervers l’était constamment, méthodiquement. Petit chef tyrannique cherchant à masquer sa propre incompétence, conjoint toxique, mère abusive… Servaz se remémora une phrase de George Orwell dans 1984 : « Le pouvoir est de déchirer l’esprit humain en morceaux. »

Si la victime résistait, s’opposait, ne réagissait pas comme prévu, alors apparaissaient les menaces, la violence physique et, lorsque la victime était une femme, la violence sexuelle — jusqu’au viol… ou au meurtre. Une fois de plus, Servaz se demanda si c’était cela que Célia avait subi. Devait-il creuser plus avant ou était-il en train de perdre son temps ? Elle n’était pas mariée mais elle avait peut-être un petit ami, un compagnon au moment des faits. Avait-il été interrogé ? Il n’y avait quasiment aucune information dans le dossier que lui avait confié Desgranges. L’affaire avait été classée très vite.

Il poursuivit sa lecture.

Selon ces textes, la violence psychologique était profondément égalitaire, elle transcendait les classes sociales. Les tyrans domestiques et professionnels couraient les rues, cachés derrière des masques sociaux inoffensifs. Dans le milieu du travail, il existait un délit de harcèlement moral, mais les agents de contrôle de l’inspection du travail obligeaient la victime à en faire la preuve par des témoignages, des attestations avant de débuter la moindre enquête. Ce qui laissait le champ libre aux manipulations perverses les plus subtiles, les plus insidieuses : celles au cours desquelles la cible se voyait abaissée, infériorisée, soumise à des attaques verbales et psychologiques incessantes, dégradantes, à des humiliations en présence de tiers et à des ordres contradictoires sur de longues périodes. De telles attaques n’étaient pas mortelles (sauf lorsque la victime finissait par mettre fin à ses jours sur son lieu de travail), mais l’individu qui rentrait chez lui abîmé, humilié, épuisé y perdait à jamais son amour-propre et sa sève vitale ; quant à l’entourage professionnel, il se tenait la plupart du temps à l’écart, par lâcheté ou par égoïsme — quand il ne rentrait pas tout simplement dans le jeu du manipulateur, stigmatisant à son tour l’incompétence, la mauvaise humeur et la mauvaise volonté évidentes de la victime.

Dans le domaine familial, la violence psychologique adoptait souvent le masque de l’éducation. Une psychologue et philosophe suisse avait parlé de pédagogie noire, ayant pour objectif de briser la volonté de l’enfant. La Convention internationale des droits de l’enfant assimilait à de la maltraitance psychologique la violence verbale, les comportements sadiques et dégradants, le rejet affectif, les exigences excessives, les consignes contradictoires ou impossibles… Au sein du couple enfin, le harceleur connaissait parfaitement sa victime, ses faiblesses, ses failles : cela lui donnait un avantage considérable. La violence psychologique consistait alors à humilier, à rabaisser, à faire naître un sentiment de honte et à faire perdre toute confiance en soi. « Qu’est-ce que tu deviendrais sans moi ? » On terrorisait la partenaire par des agressions indirectes : sur les animaux ou sur les enfants ; on l’isolait de ses anciens amis, de ses parents ; on sapait méthodiquement ses défenses par une suite continue de petites attaques, jusqu’à lui faire perdre tout esprit critique, jusqu’à ce qu’elle soit plongée dans un état de confusion mentale, privée de repères, incapable de distinguer le normal de l’anormal. Jusqu’à ce qu’elle tolère l’intolérable… On la maintenait dans un climat de tension et d’angoisse permanent : la victime ne savait jamais d’où la prochaine attaque allait survenir, ni quand. On gardait un visage double : souriant, affable, sympathique à l’extérieur ; instable, redoutable et méprisant dans le secret du foyer — si bien que c’était elle qui finissait par paraître caractérielle et asociale aux yeux des autres, quand, un beau jour, elle finissait par réagir mal au mauvais moment.

Avec le développement d’Internet, les stalkers — un anglicisme pour désigner les harceleurs névrotiques — pouvaient désormais débusquer leurs cibles hors du cadre familial ou de l’entreprise. Le Web avait démocratisé cette activité-là aussi : on ne s’en prenait plus seulement à des personnalités en vue, comme Madonna ou Jodie Foster ; tout le monde pouvait devenir la cible de tout le monde… Les ados ne s’en privaient pas sur les réseaux sociaux. Servaz pensa à Élise, qui avait été la victime de son mari pendant des années. Peut-être devrait-il lui parler du cas de Célia ? Qui sait si elle saurait reconnaître des signes familiers dans le peu dont il disposait ?

Il se leva et alla jusqu’à la fenêtre.

Le soir tombait sur l’étendue de neige et de bois diluée dans la grisaille qui tournait lentement au bleu nuit. Derrière lui, sur l’adagio et dernier mouvement de la no 9, les violons entamèrent un mouvement d’une lenteur, d’une simplicité et d’un dépouillement bouleversants. Quelle audace, quelle tendresse, quelle tristesse ! Servaz sentit les poils de ses avant-bras et les cheveux dans sa nuque se hérisser. Comme chaque fois qu’il s’abandonnait à cette musique des dieux. Était-il totalement inadapté au monde moderne ? Chaque fois qu’il allumait l’une des télévisions du centre, il avait la sensation de plonger dans un bain infantilisant d’immaturité, de goûter quelque chose d’écœurant et de poisseux comme de la barbe à papa. Bah, il avait suffisamment de livres et de musique pour tenir jusqu’à la fin de son existence… Il pensa à ce que Vincent Espérandieu, son adjoint, aurait dit. Vincent était un geek ; il lisait des auteurs japonais dont Servaz n’avait jamais entendu parler, jouait aux jeux vidéo, était incollable sur les dernières séries télé, écoutait un tout autre genre de musique et semblait en parfaite adéquation avec le monde d’aujourd’hui. Pourtant, il y avait à peine dix ans entre eux.

La pensée de Vincent l’amena à Charlène… À cette sensation de chaleur et de vie qu’il avait ressentie en la voyant. Il était conscient que Charlène était une drogue semblable à l’opium, qui pouvait lui apporter la délivrance et le soulagement auxquels il aspirait. Mais Charlène était aussi la femme de son adjoint et de son ami, et la mère de son filleul : E pericoloso sporgersi.

Il revint à Célia.

Si quelqu’un l’avait poussée au suicide, il ne croyait pas qu’il eût agi gratuitement. Le crime gratuit, ça n’existe pas. Les tueurs en série frappent à cause de leurs pulsions sexuelles, les crimes passionnels sont dus à la jalousie, les crimes crapuleux à l’appât du gain ; même un stalker ne le devient que parce qu’à un moment donné quelque chose chez sa victime a attiré son regard : il y a toujours un mobile. Et ce mobile, s’il existait, si elle n’avait pas simplement été dépressive et paranoïaque, se trouvait caché quelque part dans la vie de Célia Jablonka.