Derrière lui, l’adagio s’achemina en sourdine vers sa coda presque tâtonnante, lente et furtive comme le pas d’un daim dans la forêt, légère et fragile comme une fumée — et tout fut consommé. Tout sauf le silence.
17.
Figurant
Xanax, Prozac, Stilnox. Pourquoi tous ces médocs avaient-ils des noms qui semblaient sortir d’un film de science-fiction : des noms qui semblaient en eux-mêmes dangereux ? Elle se l’était demandé la veille en considérant d’un œil vitreux la quantité invraisemblable de drogues légales qui peuplaient son armoire à pharmacie, cet empilement de boîtes recouvertes de bandes rouges, de symboles et d’avertissements aussi rassurants que ceux placardés aux alentours d’une centrale nucléaire.
Ma vieille, quelqu’un qui éprouve le besoin d’avoir en permanence des trucs pareils en telles quantités chez lui devrait forcément s’interroger sur l’état de sa santé mentale.
Elle avait contemplé au creux de sa paume la gélule bicolore, le gros comprimé bleu ovoïde et sécable et le petit bâtonnet blanc sécable également (mais elle n’avait coupé ni l’un ni l’autre), un antidépresseur, un anxiolytique et un somnifère : souvenirs d’une époque où ses démons avaient pris une telle place dans sa vie que seule une carapace chimique pouvait les arrêter — et elle s’était demandé si la solution ne serait pas de multiplier là tout de suite les doses par dix ou par vingt. Puis elle les avait enfournés tous les trois dans sa bouche avant de porter à ses lèvres le verre à dents d’une main si tremblante qu’elle avait versé la moitié de son contenu sur son menton. Après quoi, elle était allée se rouler en boule sous la couette avec l’impression que son cerveau était une piste d’envol pour pensées suicidaires.
À présent, le matin venu à son secours, Christine ne se souvenait plus exactement quelles avaient été ces pensées (elle se rappelait davantage l’espèce de semi-coma ayant précédé l’effrayante plongée dans un sommeil qui ressemblait à un gouffre noir et sans vie), mais elle savait qu’elle était en danger. Un danger plus grand que tous ceux qu’elle avait connus. Un danger tout simplement mortel. En se réveillant ce matin-là dans un état de torpeur et de migraine avancé, elle sut que si elle ne trouvait pas le moyen de stopper rapidement ce dévissage, elle ne verrait pas la nouvelle année… C’est aussi simple que ça, ma grande. Cette idée la glaça à tel point qu’elle se mit à claquer des dents. Elle avait pourtant enroulé la couette et le drap autour d’elle, laissant le reste du matelas à nu. Elle se leva, la couette toujours autour de ses épaules, à l’instar de la couverture du SDF en bas dans la rue, et s’avança d’un pas hésitant vers le séjour. Ce n’était pas qu’une impression : il faisait froid dans l’appartement… Elle avait dû baisser le chauffage sans s’en rendre compte.
Christine le poussa à fond avant de se diriger vers la cuisine. Son regard tomba sur la pendule et, pendant un instant d’égarement, elle se fit la réflexion qu’elle devait se préparer pour la radio avant que le souvenir des paroles prononcées par Guillaumot ne resurgisse, lui coupant les jambes. Elle vacilla. S’appuya au comptoir de la cuisine pour garder son équilibre.
Elle vit la gamelle vide d’Iggy et reçut un nouveau coup de poing à l’estomac. Se précipita dans la salle de bains. Vite, une nouvelle gélule et un nouveau comprimé…
Agrippant le lavabo, elle se campa devant le miroir — y surprit son visage effrayé. Et maintenant ? Qu’est-ce qui va se passer ? Le comprimé ovale et la gélule bicolore — telle une glace aux deux parfums — étaient déjà au creux de sa main. La petite voix, cependant, n’avait pas dit son dernier mot : Tu es en train de réagir exactement comme ils l’attendent de toi, fit-elle remarquer d’un ton acide. Tu te comportes conformément à leurs prévisions.
Et après ? eut-elle envie de lui rétorquer. Quelle différence cela peut bien foutre ? Tu as une solution ? Non ? Alors, ferme-la !
Elle considéra les comprimés… les reposa momentanément sur le bord du lavabo…
Elle revint dans le séjour avec une aspirine effervescente en train de se dissoudre, s’assit dans le canapé et resta ainsi un long moment, immobile. Elle écouta les bruits de l’immeuble en train de se réveiller : tuyauteries, bruits de pas, radio lointaine, voix étouffées — ce vieil immeuble si mal insonorisé — et sut qu’elle était seule, seule face à un adversaire invisible, retors et bien plus puissant qu’elle. Quand elle regarda de nouveau la pendule, une bonne heure s’était écoulée. Elle s’ébroua, mais sans savoir que faire, où aller, ni à qui s’adresser. Toute tentative de réagir se heurtait à l’immense fatigue qui lui brisait les os, et la terreur de la prochaine attaque la paralysait. Elle n’avait plus de repères : elle était un bateau qui a rompu ses amarres — à la dérive, sans cesse menacé de se fracasser sur les rochers… Il était tellement plus facile de se laisser aller… La vérité, c’est que je n’ai plus aucune option ; j’ai perdu mon boulot, mon homme — et ça ne va sans doute pas s’arrêter là…
Elle se sentit comme écrasée par cette vérité. En attendant, que ça ne t’empêche pas de réfléchir, insista néanmoins la petite voix en elle, celle qu’elle venait de rembarrer.
Elle obéit. Sa première pensée fut qu’elle évoluait désormais dans un monde radicalement différent de celui qu’elle avait connu. Comme après une tornade, tout ce qui faisait sa vie d’avant avait été balayé et — dans ce nouveau monde dévasté et méconnaissable — les règles avaient changé. Si elle voulait survivre, elle allait devoir s’adapter. Sauf que ce monde nouveau ressemblait à un marécage sans surface solide sur laquelle s’appuyer. Et qu’elle n’avait ni boussole ni carte pour s’y orienter. Pourtant, elle fut surprise de découvrir qu’il lui restait tout de même un petit coin de terre ferme, toujours le même : Cordélia. La réflexion qu’elle s’était faite en la prenant en filature n’avait rien perdu de sa pertinence : Cordélia connaissait forcément celui ou ceux qui étaient derrière tout ça… Car Christine ne croyait plus qu’elle en fût l’instigatrice. Trop élaboré. Trop complexe. Comment la stagiaire aurait-elle pu orchestrer et appliquer un tel plan avec un boulot à mi-temps et un bébé sur les bras ? La jeune femme était sans doute uniquement motivée par l’appât du gain. Quelqu’un lui avait promis — ou déjà versé — une belle somme.
Une deuxième pensée la traversa comme un éclair : comment se renseigner sur Cordélia sans attirer l’attention de celui ou ceux qui la surveillaient constamment ? Réponse : elle ne pouvait y parvenir toute seule. Un obscur instinct lui disait qu’il y avait au moins deux personnes dans le camp d’en face, Cordélia et l’homme au téléphone — et peut-être davantage. Toute seule, elle ne faisait pas le poids. Faire appel à un tiers, quelqu’un qui agirait à sa place… Mais qui ? Gérald, c’était exclu ; Ilan aussi, désormais. Idem pour son père et sa mère…
Et puis, une idée germa : elle pensa à deux personnes totalement inattendues, forcément inconnues de son ou de ses tourmenteurs ; la première se tenait tout simplement en bas de chez elle.