Il montra son verre et elle le resservit. Il se désaltéra avec la même avidité que précédemment, mais sans faire claquer sa langue, cette fois. Il n’était plus d’humeur.
— Les incidents se sont accumulés. Notre chat est mort empoisonné, nos pneus étaient régulièrement crevés, on a refusé de servir ma femme dans une pharmacie alors qu’elle venait acheter du sirop pour la toux du petit et on lui a demandé de ne plus revenir, des amis nous ont fermé leurs portes. De plus en plus d’amis… D’autres ont cessé de répondre au téléphone quand ma femme les appelait. Ou bien ils trouvaient toujours un prétexte pour décliner nos invitations… Certains lui raccrochaient au nez… Certains jours, elle rentrait en larmes du travail et elle refusait de me dire pourquoi. Elle allait s’enfermer dans sa chambre et je l’entendais pleurer, mais je faisais comme si de rien n’était, je ne lui demandais rien. J’avais trop peur des réponses. Mes enfants ont été mis au ban ; on les traitait comme des parias ; ils n’avaient plus de copains avec qui jouer. Alors, ils jouaient entre eux, ma fille et mon fils, mes jumeaux — ils avaient sept ans cet automne-là, quand ça s’est passé : sept ans, vous imaginez ? D’autres fois, on les traitait comme s’ils étaient atteints d’une maladie rare et des personnes bien intentionnées leur posaient toutes sortes de questions compatissantes sur leur santé à la sortie de l’école. Ils ne comprenaient pas ce qui se passait. Ma femme n’osait plus venir les chercher devant le portail de l’école. Elle les attendait dans sa voiture, au bout de la rue.
Il lui décocha un sourire triste.
— Et puis, un jour, elle m’a regardé en face et elle m’a dit : « Tu l’as fait, pas vrai ? » Même elle avait fini par s’en convaincre. Vous comprenez : il n’était pas possible qu’autant de gens aient tort. Il s’était forcément passé quelque chose, pas de fumée sans feu… Elle m’a quitté. Elle est partie avec les enfants. Je me suis mis à boire. Le directeur de l’école attendait le premier faux pas pour me virer, lui aussi était convaincu qu’il n’y avait pas de fumée sans feu. La maison n’était pas payée : je l’ai perdue. J’ai dormi chez le dernier ami qui me restait, puis même lui m’a dit : « Il faut que tu partes. » Je ne lui en veux pas : sa femme lui avait dit que c’était elle ou moi. Il m’a fait promettre de garder le contact, il m’a donné de l’argent, il a insisté : « Tu peux m’appeler quand tu veux. » Je ne l’ai jamais revu, je n’ai jamais cherché à reprendre le contact — lui non plus. C’était un très bon ami, le meilleur que j’aie jamais eu.
Il ferma fort les yeux, toutes ses rides convergeant vers les commissures de ses paupières, puis les rouvrit. Ils étaient redevenus vifs et secs.
— Bien, dit-il d’une voix ferme, comme s’il venait d’évoquer un épisode amusant ou distrayant, assez parlé de moi : qu’est-ce que vous me voulez, Christine ?
Quel âge avait-il ? Il en paraissait pas loin de soixante mais, depuis le temps qu’il vivait dans la rue, peut-être en avait-il dix ou même vingt de moins. Il émanait de lui une impression de force sereine communicative, malgré l’histoire effroyable qu’il venait de raconter. Elle se demanda s’il avait dit la vérité, s’il était vraiment innocent. Ou s’il avait commis au moins une partie des faits qui lui étaient reprochés et qu’il avait réécrit l’histoire. Comment savoir ? Elle décida d’y aller bille en tête.
— Est-ce que je vous parais quelqu’un de déséquilibré, de mentalement instable ou de névrosé ?
— Non.
— Je sais que vous êtes fin observateur. Et que rien de ce qui se passe dans la rue ne vous échappe. Vous ai-je jamais semblé hystérique ou paranoïaque ?
— Non. Bien moins que certains de vos voisins.
Cela la fit sourire.
— Si je vous dis que j’ai de bonnes raisons de croire que quelqu’un me suit ou me fait suivre…
— Je vous crois.
— Qu’il surveille cet immeuble…
— Ça m’a l’air sérieux, en effet.
— Ça l’est. Vous passez votre temps dans la rue, devant ma porte, se lança-t-elle. Je veux que vous me signaliez toute personne qui repasserait un peu trop souvent dans la rue et qui s’intéresserait à cet immeuble, vous avez compris ?
— Je ne suis pas idiot, répondit-il d’un ton débonnaire. Pourquoi pensez-vous que quelqu’un vous fait suivre ?
— Ça ne vous regarde pas.
— Oh que si, ça me regarde. Je vous l’ai dit : je ne suis pas prêt à faire n’importe quoi pour de l’argent.
Elle hésita. D’une certaine manière, sa profession de foi la rassurait. Si la cupidité n’était pas son seul moteur, cela voulait peut-être dire qu’il ne vendrait pas ses services au premier venu.
— Très bien, dit-elle. Tout a commencé par une lettre anonyme dans ma boîte aux lettres, il y a six jours…
Il l’écouta sans broncher, hochant juste la tête de temps en temps, impénétrable et patient. Car patient il l’était, bien sûr ; il passait sa vie dans la rue à attendre une pièce. Cependant, plus elle avançait dans son récit, plus elle voyait ses yeux se plisser d’intérêt et d’étonnement. Par moments, à l’écoute de certains détails, une lueur d’incrédulité les traversait brièvement, mais elle disparaissait presque aussitôt : il en avait vu d’autres.
— Intéressant, conclut-il simplement quand elle eut fini.
— Vous ne me croyez pas, n’est-ce pas, Max ?
— Pas encore… Mais je ne crois pas que vous soyez folle… Combien ? dit-il.
— Cent euros pour commencer. Ensuite, on verra.
— On verra quoi ?
— Les résultats.
Il sourit.
— Cent euros plus quelque chose à manger et un autre café chaud : là, tout de suite.
Elle rit pour la première fois depuis plusieurs jours.
— Marché conclu.
Il la sonda intensément du regard, secoua la tête.
— Christine, vous ne me connaissez pas et pourtant vous m’avez ouvert votre porte sans hésiter : j’aurais pu en profiter pour vous voler, vous agresser… Vous êtes une jolie femme. Très seule à l’évidence. Pourquoi prendre un tel risque ?
Elle répondit d’un ton fatigué :
— J’ai déjà eu mon quota de malchance, je ne crois pas que je pourrai en avoir plus. Et puis, je vous connais : ça fait des semaines qu’on bavarde presque tous les jours. J’ai des collègues avec qui je parle moins.
Il secoua la tête.
— Vous ne lisez pas les journaux ? Ces personnes seules qui accueillent des gens comme moi et qui, une nuit, sans qu’on sache pourquoi, finissent la gorge tranchée dans leur sommeil.
— Je fermerai ma porte à clé après votre départ si ça peut vous rassurer, le taquina-t-elle. Vous ne croyez pas à mon histoire, n’est-ce pas ?