Après quoi, l’appareil collé à l’oreille, elle attendit que réponde quelqu’un qu’elle aurait cru ne plus jamais appeler.
Servaz suait à grosses gouttes. Tous ses muscles gorgés d’acide lactique. Ils le brûlaient à tel point qu’il avait l’impression d’être au bord de la tétanie. Une vision le traversa : celle de son cadavre glissant sur le tapis de course, avec la voix du coach électronique glapissant : « Debout ! Debout ! C’est pas le moment de se reposer, fainéant ! »
Il coupa le programme et attrapa sa serviette. Son tee-shirt trempé collait à son dos et à sa poitrine. Ses poumons faisaient un bruit de soufflet. Et pourtant, il sentait les vagues du bien-être le submerger. Il se demanda pourquoi il avait attendu si longtemps pour faire du sport. En vérité, il avait attendu d’y être contraint : ici, le sport était obligatoire, tout comme les travaux quotidiens — cela faisait partie de la thérapie. Servaz s’était plié à cette discipline avec beaucoup de réticence au début mais, à présent, il en appréciait le caractère routinier et les bénéfices qu’il en retirait.
Un autre pensionnaire s’escrimait sur un rameur — un type auquel des années d’alcoolisme avaient conféré une face rougeaude, une voix râpeuse comme du papier émeri et des yeux perpétuellement mouillés. Servaz le salua et fila vers les douches. Quand il émergea de l’ancienne grange transformée en salle de sport, il vit Élise lui faire signe depuis l’une des fenêtres du bâtiment principal. Il avait les cheveux humides et se dépêcha de traverser la pelouse enneigée en pantalon de jogging et sweat à capuche.
— Il y a un colis pour vous, dit-elle en le rejoignant dans le hall.
Son regard surprit le paquet qu’elle tenait. Pendant un instant, il fut de retour dans la forêt polonaise. Puis il eut un déclic et il se souvint de la clé d’hôtel.
— Martin, ça va ?
Il sursauta. Planté au milieu du hall.
— Désolé, dit-il.
— Vous voulez que je l’ouvre ?
— Non, c’est bon. Je vais le faire.
Il le lui prit des mains. Examina le cachet de la poste : expédié de Toulouse, comme la dernière fois. « Merci », dit-il, et elle comprit qu’il voulait rester seul ; elle lui jeta un dernier regard, hocha la tête et s’éloigna.
Il attendit qu’elle eût disparu pour déchirer le papier. La même petite boîte en carton rigide d’environ onze centimètres par neuf. Il prit une inspiration. Souleva le couvercle. Son regard plongea au fond de la boîte. Une photo… Tout d’abord, il ne comprit pas ce qu’il voyait. Une sorte de Meccano géant. Qui flottait en orbite autour de la Terre, elle-même nimbée d’un halo bleu et froid… De grandes ailes formées de panneaux solaires, des cylindres blancs et des entretoises, des hublots : ce qu’il avait sous les yeux, c’était une photo de la Station spatiale internationale…
C’était bien ça. Il souleva le cliché. Il y avait quelque chose en dessous ; un petit bout de papier quadrillé arraché à un carnet à spirale, et quelques mots écrits au stylo à bille :
Un indice de plus, commandant. Faut aller de l’avant maintenant.
Il reporta son attention sur la photo. Se souvint du journal qu’il avait feuilleté dans ce café avant de rendre visite à Charlène : l’article entouré au stylo ; Toulouse haut lieu de l’aventure et de la recherche spatiales : était-ce de ce côté qu’il devait chercher ? Mais chercher quoi ? Il réfléchit un instant. D’abord on l’orientait vers la chambre 117, celle où une artiste nommée Célia Jablonka s’était suicidée, et, à présent, très clairement, vers l’espace… Quel rapport entre les deux ?
Il glissa la photo dans sa poche et sortit son téléphone.
— Charlène ? dit-il quand elle eut décroché. C’est Martin…
Il y eut un silence.
— J’ai encore une question à te poser au sujet de cette artiste que tu as exposée…
— Je t’écoute.
— Avant cette expo, Célia Jablonka s’était-elle intéressée à l’espace ?
Nouveau silence.
— Oui. C’était le thème de son expo précédente… Pourquoi ? Tu as trouvé quelque chose ?
Un picotement familier.
— Est-ce qu’elle aurait pu rencontrer quelqu’un au cours de ses recherches ?
— Comment ça : rencontrer quelqu’un ?… Célia rencontrait beaucoup de monde pour ses travaux, elle se considérait à la fois comme une artiste et une sorte de journaliste.
— Mais tu n’as pas connaissance de quelqu’un en particulier, dont elle t’aurait parlé ?
— Non… ce n’est pas moi qui me suis occupée de cette expo-là.
Il la remercia.
— Martin, tu es sûr que ça va ? Tu as une voix… bizarre.
— Ça va, dit-il. Mais merci de poser la question.
— Prends soin de toi, dit-elle. Je t’embrasse.
Il ressortit la photo, la contempla. L’exploration spatiale… Un domaine sensible, au carrefour de la science et du politique. Combien de personnes dont le travail était lié de près ou de loin à ce domaine à Toulouse et dans ses environs ? Probablement des milliers… Et Servaz ne savait même pas ce qu’il cherchait.
— Je le crois pas, il s’est remis à neiger ! dit une voix familière derrière lui.
Servaz se retourna. Il sourit. Le jeune homme en Burberry chiffonné qui s’époussetait dans le hall avait un visage un peu joufflu de gamin aimant trop les sucreries, des cheveux châtains qui lui balayaient le front et l’air débraillé d’un adolescent qui passe trop de temps devant son ordinateur, ses jeux vidéo et ses bandes dessinées. Et pourtant, à trente-deux ans, le lieutenant Vincent Espérandieu avait deux enfants — dont l’un était le propre filleul de Servaz — et il était marié à l’une des plus belles femmes de Toulouse. Celle-là même que Servaz venait d’appeler et à qui il avait récemment rendu visite.
— Salut, dit Vincent.
Ses écouteurs pendaient encore sur sa poitrine et il en sortait une sorte de musique grésillant comme le chant d’un grillon. Espérandieu récupéra son iPhone dans la poche de son imper, passa un doigt à l’ongle rongé sur l’écran et coupa le sifflet aux Killers en train de chanter All These Things That I’ve Done.
— Charlène m’a dit que tu lui avais rendu visite pour l’interroger sur une artiste qui s’est suicidée… C’est quoi, cette histoire ? Tu as du nouveau ?
Servaz le regarda. Il plongea la main dans sa poche. En sortit la petite boîte en carton gris perle qu’il venait d’ouvrir et la lui tendit.
— Tiens. Tu pourrais jeter un coup d’œil à ça ? Voir où ce truc a été fabriqué et où il est vendu ? Il y a la marque à l’intérieur.
Son adjoint fronça les sourcils, prit la boîte sans la regarder.
— C’est quoi, ça ? Une demande officielle ? Tu enquêtes ? Tu reviens parmi nous ?
— Pas encore.
— Je me suis renseigné. Cette affaire est classée, Martin. Ils ont conclu à un suicide.
— Je sais. Comme pour l’affaire Alègre.
— Sauf que dans le cas de cette fille, c’est Delmas qui a fait l’autopsie.
— Ça aussi, je le sais. Et il est formel : pour lui, il s’agissait bien d’un suicide.
— Delmas t’a parlé ? (Espérandieu ne cacha pas sa stupéfaction.) Quand ça ?
— Peu importe. Et si quelqu’un l’avait poussée à se suicider ?…
— Tu as parlé à Delmas ? insista son adjoint, perplexe. Tu fais quoi, là, au juste ?