— Si quelqu’un était derrière tout ça ?…
— Comment ça ?
— Harcèlement, manipulation, acharnement…
— Tu as des preuves de ce que tu avances ?
— Pas encore…
— C’est quoi, cette histoire, bordel ? Tu enquêtes ? Tu es au courant que tu es en arrêt maladie ? Que tu n’es pas censé enquêter sur quoi que ce soit ?
— Tu es venu jusqu’ici rien que pour me dire ça ? Tu aurais pu le faire par téléphone… Je n’enquête pas : je vérifie juste un ou deux points.
Espérandieu secoua la tête.
— Merci pour l’accueil. Comment tu vas ?
Servaz regretta aussitôt de s’être emporté, Vincent avait été la seule personne à venir le voir assidûment.
— Charlène ne te l’a pas dit ?
— Si… Elle t’a trouvé plutôt en forme.
Servaz hocha lentement la tête.
— Excuse-moi, tu es à peu près la seule personne à m’avoir rendu visite ici semaine après semaine.
— Cet endroit n’a pas très bonne réputation dans la police…
— Ah bon ? Tiens donc ! Et pourquoi ça ? ironisa-t-il. La bouffe est dégueulasse mais, à part ça, c’est plutôt accueillant : on fait du sport, on respire le bon air, on a des activités telles que balayer les feuilles mortes ou jouer dans des pièces de théâtre contemporain… Ils ont peur de la contagion, c’est ça ?
Espérandieu hocha la tête.
— Quarante suicides de flics par an, ça calme.
Il montra la boîte.
— Qu’est-ce que c’est ?
— J’ai reçu ça par la poste aujourd’hui. Il y avait cette photo à l’intérieur.
Il tendit le cliché de la station spatiale à Vincent.
— Et il y a quatre jours, j’ai reçu une clé d’hôtel électronique. Dans une boîte identique… Celle de la chambre où Célia Jablonka s’est suicidée…
Il vit s’allumer dans l’œil de Vincent l’équivalent d’une ampoule de 1 000 watts.
— C’est à cause de ça que tu t’es lancé dans cette enquête, alors ?
Servaz acquiesça.
— Tu as une idée de la personne qui te les a envoyées ?
Il eut un geste de dénégation.
— Martin, si ça vient à se savoir…
— Tu veux m’aider ou pas ?
— Dis toujours…
— J’ai besoin de savoir si Célia Jablonka avait porté plainte pour harcèlement, ou si elle se sentait menacée, ou si elle en avait parlé à des proches : il n’y a rien à ce sujet dans le dossier. Et aussi si cette fille avait des tendances dépressives, si elle avait déjà fait des tentatives de suicide. Et je veux savoir si ce genre de boîte est fabriqué en grande série ou commercialisé à petite échelle et où.
Espérandieu opina.
— Admettons que j’accepte de t’aider, tu ne peux pas débarquer partout en disant que tu es flic et que tu mènes l’enquête, ça va finir par arriver aux oreilles de la hiérarchie.
— La hiérarchie ? (Le visage de Servaz s’assombrit.) Tu crois qu’elle vient souvent par ici, la hiérarchie ? Pourtant, on est encore des flics, que je sache… On fait partie d’une grande famille, il paraît. (Il avait prononcé ce mot sur le ton du sarcasme.) De quel genre de famille il s’agit, d’après toi : d’une famille unie ou d’une famille dysfonctionnelle ? Tu veux que je te dise ? La plupart des flics présents ici ont mis au moins une fois le canon de leur arme dans la bouche. Elle était où, la hiérarchie, quand ça s’est passé, dis-moi ?
Il vit Vincent se rembrunir.
— Il n’empêche. Tu ne peux pas foncer comme ça tête baissée.
— Il a raison, patron.
Servaz pivota en direction du visage extraordinairement laid qui venait d’apparaître, émergeant d’une capuche au bord orné de fausse fourrure. Samira Cheung était le seul membre de son groupe d’enquête à l’appeler « patron ». Fille d’un Chinois de Hong Kong et d’une Franco-Marocaine, elle était aussi la plus jeune recrue du groupe. Et sans aucun doute l’une des plus douées.
— J’ai fait le tour des bâtiments, dit-elle. C’est mignon ici, on se croirait dans une maison de retraite…
Servaz n’avait pas revu Samira depuis des mois. Il se rendit compte qu’il avait fini par s’habituer à sa laideur car, de nouveau, elle le choquait comme au premier jour, quand elle avait débarqué pour la première fois dans son service. Même si elle n’était pas dénuée d’un certain charme paradoxal, comme souvent les personnes laides. Elle sortit un mouchoir de sa poche et se moucha bruyamment dedans.
— Pourquoi tu n’es pas venue me voir plus tôt, Samira ?
Elle eut un sourire tordu comme une grimace et il la vit rougir sous sa capuche.
— Z’étiez pas trop en forme, à c’qu’on m’a dit, patron, répondit-elle d’une voix nasillarde, le nez dans son mouchoir. J’avais pas trop envie de vous voir dans cet état… Vous êtes un peu une figure paternelle pour moi, si je peux me permettre. J’ai pas tout à fait résolu mon Œdipe, vous voyez ?
Elle avait dit cela avec humour — et il sourit.
— Je ne suis pas si vieux… si ? Une figure paternelle… vraiment ?
— Enfin, un truc dans le genre. Une sorte de… maître Jedi.
Son nez enchifrené avait la couleur d’une aubergine, ses yeux larmoyaient. Elle trompeta de nouveau dans son mouchoir.
— De maître quoi ?
— C’est dans La Guerre des étoiles, précisa Vincent.
Servaz les regarda l’un après l’autre, puis renonça à comprendre.
— C’est quoi, ça ? voulut-elle savoir en désignant la photo dans la main de Vincent.
Espérandieu lui répéta ce qu’il venait de lui raconter. Il les observa l’un et l’autre. À leur arrivée dans le service, ils avaient fait l’objet d’attaques plus ou moins voilées : racisme anti-arabe ou anti-Chinois — ou les deux — pour Samira, homophobie pour Vincent que certains vieux flics soupçonnaient de ne pas être attiré que par les femmes, malgré la beauté de la sienne. Sans doute parce qu’Espérandieu avait des choix vestimentaires et des manières qui manquaient quelque peu de virilité. Quant à Samira, certains à la brigade avaient eu le plus grand mal à admettre qu’une jeune femme issue de l’immigration fût meilleure flic qu’eux.
— Tu as une idée de la signification de ce cliché ? s’enquit Vincent en agitant la photo comme si elle sortait d’un bac de révélateur.
— Pas la moindre.
— Tu sais si Célia Jablonka était liée d’une manière ou d’une autre au milieu de la recherche spatiale ?
— Selon Charlène, son avant-dernière expo avait ce milieu pour sujet, oui.
Espérandieu le fixa — et Servaz reconnut une expression qu’il connaissait bien : celle qu’a un collectionneur devant une pièce intéressante.
— Je ne comprends pas, patron, dit Samira en rangeant son mouchoir, cette fille s’est suicidée, ou pas ?
— Aussi sûr que tu es enrhumée, répondit-il.
C’était la réception où il fallait être, en cette fin d’année 2010. Salle des Illustres du Capitole. Une longue galerie surchargée de dorures, peintures et stucs à la mode du XIXe siècle bourgeois et pompier où on se pressait, on se saluait, on se congratulait d’être là. De s’être hissé suffisamment haut, d’avoir le bras assez long, d’être assez important pour avoir été invité. D’appartenir à la crème de la crème de la région, en somme. Tout était faux, bien entendu. Ou plutôt, il y avait un peu de vrai et beaucoup de faux — les colonnes de marbre, par exemple : Christine avait appris un jour que seules quatre d’entre elles étaient authentiques, toutes les autres n’étant que du faux marbre peint en trompe l’œil sur des cylindres creux. Un peu comme cette assemblée, avait-elle songé ce soir-là. Quelques vrais bijoux et quelques robes venant de grands couturiers, le reste n’était que du faux chic singeant le vrai. Pareil pour les personnalités présentes : à l’image des bustes qui avaient donné son nom à la galerie, on trouvait ici de vraies célébrités et des demi-gloires, des hommes politiques et des juristes, des architectes et des journalistes, des artistes et des athlètes, des hommes d’influence et des parasites. Christine savait qu’elle-même surjouait son rôle d’animatrice radio localement populaire. Elle passait d’un sujet comme d’un invité à l’autre, grave quand il le fallait mais pas trop — légère et gaie le reste du temps. Un papillon…