— Il n’y a que deux possibilités : soit c’est un appel au secours qui ne sera pas entendu puisque la personne censée le lire ne le lira pas, soit quelqu’un va vraiment se suicider ce soir — et, dans les deux cas, je suis la seule à le savoir.
— Quoi ?
— Tu m’as bien entendue : on doit prévenir la police.
Il leva les yeux au plafond.
— Mais cette lettre n’est même pas signée ! Et il n’y a aucune adresse ! Même si on va à la police, qu’est-ce que tu veux qu’ils fassent ? Et tu imagines le temps que ça va prendre ? Ça va foutre notre réveillon en l’air !
— Notre réveillon ? Je te parle d’une question de vie ou de mort, là !
Elle le sentit se raidir d’exaspération. Il émit un soupir de pneu percé.
— Mais, bordel, QUE VEUX-TU QU’ON Y FASSE ? s’écria-t-il. On n’a aucun moyen de savoir de qui il s’agit, Christine ! AUCUN ! Et d’ailleurs, il y a de fortes chances pour que cette personne bluffe : on ne glisse pas une lettre dans une boîte quand on est au bout du rouleau, on laisse un mot chez soi ou sur soi ! C’est probablement juste une mytho qui est seule le soir de Noël et qui n’a trouvé que ce moyen-là pour attirer l’attention ! Elle appelle au secours, mais ça ne veut pas dire qu’elle va passer à l’acte !
— Alors, tu veux qu’on réveillonne comme si de rien n’était, c’est ça ? Qu’on fasse la fête comme si je n’avais jamais trouvé cette lettre ?
Elle vit les yeux de Gérald étinceler derrière les lunettes. Puis il regarda à travers le pare-brise — sur lequel les flocons commençaient à déposer une couche translucide —, comme s’il espérait que quelqu’un allait venir à son secours.
— Mais, bon Dieu, Christine, j’en sais rien, moi ! C’est ta première rencontre avec mes parents ! Tu imagines l’effet que ça va faire si on se pointe avec trois heures de retard !
— Tu me fais penser à ces connards qui disent : « Il ne pouvait pas aller se suicider ailleurs » quand leur train est bloqué.
— Tu me traites de connard ?
Sa voix avait baissé d’une octave. Elle lui jeta un regard à la dérobée. Il était blême : même ses lèvres avaient perdu toute couleur.
Merde, elle était allée trop loin… Elle leva une main en signe d’armistice.
— Non, non. Bien sûr que non. Excuse-moi. Écoute, je suis… je suis désolée. Mais on ne peut quand même pas faire comme s’il ne s’était rien passé, si ?
Il soupira, excédé. Réfléchit. Ses mains gantées de cuir étreignaient le volant. Elle se fit la réflexion étrange qu’il y avait beaucoup trop de cuir dans cette bagnole.
Il soupira une fois de plus.
— Il y a combien d’appartements dans ton immeuble ?
— Dix. Deux par étage.
— Voilà ce que je te propose. On frappe à chaque porte, on montre ta lettre et on demande aux locataires s’ils n’auraient pas une petite idée de la personne qui l’a écrite.
Elle le scruta.
— Tu es sûr ?
— Oui. De toute façon, il y a fort à parier que la moitié au moins sont partis fêter Noël ailleurs, ça réduira les recherches.
— Et tes parents ?
— Je vais les appeler pour leur expliquer ce qui se passe et qu’on sera en retard. Ils comprendront. Et on peut même restreindre encore plus le champ des recherches : cette lettre est adressée de toute évidence à un homme. Ils sont combien vivant seuls dans l’immeuble, tu le sais ?
Oui, elle le savait. L’immeuble était ancien, il avait été divisé en petits appartements — des studios et des deux pièces — par son précédent propriétaire, soucieux de rentabiliser au maximum l’investissement. Il n’y avait que deux grands appartements pour des familles, aux étages en dessous du sien.
— Deux, répondit-elle.
— Dans ce cas, il ne nous faudra que quelques minutes. À supposer qu’ils soient là et pas partis réveillonner ailleurs.
Elle se rendit compte qu’il avait raison. Elle aurait dû y penser plus tôt.
— On sonnera aux autres portes aussi, au cas où, ajouta-t-il. Ça ne devrait pas prendre bien longtemps. Et après, on file.
— Et si ça ne donne rien ? voulut-elle savoir.
Il lui lança un regard qui signifiait : Fais bien attention à ne pas pousser le bouchon trop loin.
— J’appellerai les flics de chez mes parents, je leur demanderai ce qu’il faut faire. Christine, on ne peut pas faire plus. Et je ne vais pas bousiller le réveillon pour un probable canular.
— Merci, dit-elle.
Il haussa les épaules, jeta un coup d’œil au rétroviseur avant d’ouvrir sa portière et de sortir dans la nuit froide, laissant derrière lui un fantôme de chaleur et d’odeur masculines.
21 h 21, ce 24 décembre. Pour une fois, la neige tombait dru sur Toulouse. Le ciel nocturne était encombré de nuages, la foule se pressait dans un tourbillon de silhouettes et de lueurs et les décorations de Noël luisaient sur les trottoirs de plus en plus blancs. Elle avait changé de fréquence. Ses collègues de Radio 5 semblaient aussi excités que s’ils avaient annoncé la fin du monde ou la Troisième Guerre mondiale. Entre les roues des véhicules, la neige se changeait en gadoue irisée par les gaz d’échappement ; celles du SUV avaient un peu patiné dans la mélasse en bas de la côte de Jolimont, après avoir franchi le pont Pompidou et contourné la grande arche de la médiathèque. Autour d’eux, ça klaxonnait, ça gueulait et ça vrombissait. Dans un mélange électrique d’impatience et de surexcitation générales. Gérald lui-même fulminait — mais en silence : ils avaient plus de deux heures de retard.
Elle repensa à la lettre. À la personne qui l’avait écrite.
Cela n’avait rien donné, bien sûr ; les trois célibataires étaient sortis pour le réveillon. De même que les couples. Il ne restait que deux familles dans l’immeuble, dont une avec quatre gosses : des marmots tout aussi surexcités que le reste de la population, qui braillaient si fort que Gérald avait dû élever la voix en brandissant la lettre devant le nez de leurs parents. Au début, le mari comme la femme avaient paru ne rien comprendre à ce qu’il leur racontait. Puis, quand un vague éclair de compréhension s’était frayé un chemin dans leurs esprits accaparés par les préparatifs de Noël, Christine avait surpris une lueur soupçonneuse dans les yeux de la femme lorsqu’elle avait regardé son mari. Mais l’ignorance et la stupéfaction du mari semblaient sincères. La deuxième famille était un jeune couple avec un enfant. Ils paraissaient très unis et complices et, pendant un instant, elle s’était demandé si c’était à ça qu’ils ressembleraient un jour, Gérald et elle. Ils avaient paru sincèrement choqués par la teneur de la lettre : « Mon Dieu, quelle histoire affreuse ! » s’était écriée la jeune femme très visiblement enceinte — et Christine avait cru l’espace d’un instant qu’elle allait se mettre à pleurer. Après ça, Gérald et elle étaient redescendus en silence.
Elle le regarda à la dérobée. Il conduisait les dents serrées. Il n’avait pas prononcé un mot depuis qu’ils avaient démarré. Et il avait sur le front ce pli presque douloureux qu’elle y surprenait parfois.
— On a fait ce qu’on devait faire, déclara-t-elle.
Il ne répondit pas. Ne hocha même pas la tête. Pendant un instant, elle lui en voulut de chercher à la culpabiliser. Parce que c’était ce qu’il cherchait à faire, non ? Est-ce qu’ils n’auraient pas plutôt dû culpabiliser pour cette personne qu’ils ne parviendraient pas à sauver ? Elle se demanda si c’était elle ou bien si, plus les choses devenaient sérieuses entre eux, plus il la reprenait et la contredisait. Ensuite, il effaçait tout d’un sourire et d’un bon mot, mais il n’empêche : depuis quelque temps, son comportement avait changé. Elle savait depuis quand. Depuis que le mot mariage avait été prononcé.