Et, bien entendu, puisque c’était l’objet de la soirée, il y avait tout là-bas, dans le fond, autour du maire, le gratin de la conquête spatiale européenne. Ingénieurs, directeurs, chercheurs… Avec, en vedettes principales, les cow-boys de l’espace. La vitrine maison. Plus bardés de diplômes que la plupart de leurs voisins et pourtant aussi virils que des acteurs d’Hollywood, ils affolaient les compteurs de la gent féminine ; Christine avait déjà surpris un certain nombre de regards dans leur direction pendant qu’elle-même contemplait le plafond peint, tout là-haut. Pour l’instant, ils serraient les rangs près du buffet, mais, dès qu’ils se disperseraient, les dames disponibles (et même celles qui ne l’étaient pas) s’abattraient sur eux comme un nuage de sauterelles sur un champ. En même temps, il fallait comprendre : des types capables de se faire catapulter dans l’éther avec une poussée de 400 tonnes dans les fesses sans sourciller devaient mériter le détour. Des individus qui passaient leur vie à s’entraîner, qui étaient auscultés, examinés, scrutés, jaugés, qui subissaient des centaines de tests et de visites médicales. De vraies bêtes à concours… Capables de subir toutes les pressions et de continuer à sourire au pied du pas de tir. Telles étaient ses pensées, une coupe de champagne à la main, quand la voix l’avait interpellée :
— Ne me dites pas que vous aussi vous n’avez d’yeux que pour eux.
Elle s’était retournée pour considérer le binoclard qui, effectivement, était assez éloigné de l’image qu’elle se faisait d’un spationaute.
— Et vous êtes ?
— Gérald Larchet, professeur et chercheur à l’Institut supérieur de l’aéronautique et de l’espace.
— Dans ce cas, vous êtes comme moi, Gérald : vous vous contentez de regarder les étoiles d’en bas.
Elle avait planté là le binoclard. Avait serré quelques mains, embrassé quelques joues, échangé quelques propos sans importance — jusqu’au moment où la voix avait de nouveau retenti à ses oreilles.
— Mais pour qui est-ce que vous vous prenez, bon Dieu !
— Je vous demande pardon ?
— C’est une habitude chez vous d’envoyer les gens balader ?
Il semblait très remonté. Ses yeux lançaient des éclairs à travers les verres de ses lunettes. Pas mal, d’ailleurs, les yeux en question. Sa colère l’avait presque fait sourire. Et, à y regarder de plus près, l’effet lunettes était trompeur : elle devinait les muscles sous le manteau de laine, la veste grise et la chemise bleue. Il était grand. Il avait des traits agréables. Presque beaux même.
— Vous devriez changer de lunettes, avait-elle dit.
— C’est encore une vacherie ?
— Non, tout le contraire : un compliment.
Ça avait commencé comme ça. Une heure plus tard, elle savait à peu près tout ce qu’il y avait à savoir de lui, par exemple qu’il était célibataire et surtout qu’il avait un vrai sens de l’humour (là encore, il y avait pas mal de faux dans la salle, où résonnaient les rires déclenchés sur commande). Et elle savait aussi, avec certitude, qu’il lui plaisait.
Sauf que l’histoire ne s’était pas arrêtée là…
C’était également au cours de cette soirée qu’elle avait fait la connaissance de Léo : Léonard Fontaine. Un vrai et beau héros de Celluloïd, celui-là. Un cow-boy de l’espace. Et même, pour tout dire, le plus célèbre d’entre eux : le clou du spectacle, la vitrine de l’Agence spatiale européenne. C’était elle qui avait abordé Léo. Pour l’inviter dans son émission. Elle avait dû pour cela se frayer un chemin parmi la horde de ses admirateurs (qui étaient à 75 % des admiratrices). Elle s’était attendue à trouver un type assez imbuvable et sûr de lui, mais il était juste… décontracté. Une carrure d’athlète, un visage agréable auquel les rides conféraient du charme et une dentition à l’évidence artificielle. Cinquante-cinq ans. L’archétype du cool… Marié, deux enfants en bas âge, avait ajouté la petite voix en elle. Pourtant, elle s’était sentie flattée et même un peu plus quand il avait commencé à lui faire du rentre-dedans.
— Vous êtes-vous déjà demandé pourquoi la nuit est noire, dehors, mademoiselle Steinmeyer ? l’avait-il interrogée au bout d’un moment. Si l’univers était infini comme on le dit, et donc le nombre d’étoiles infini également, la nuit devrait être remplie de lumière, non ? Puisque le regard devrait toujours rencontrer une étoile, où qu’il se tourne… Vous voyez (il l’avait entraînée vers les hautes fenêtres donnant sur la grande place et, ce faisant, à l’écart, et lui avait montré la nuit de décembre à l’extérieur), il ne devrait pas y avoir le moindre atome de nuit — mais un tissu continu d’étoiles, et donc de lumière… C’est le paradoxe d’Olbers. En réalité, l’univers, comme vous le savez, a eu un commencement : la lumière de la plupart des étoiles n’a pas eu le temps de parvenir jusqu’à nous parce que la lumière voyage à une vitesse déterminée et que ces étoiles n’existent pas depuis assez longtemps. La deuxième explication, c’est l’inverse : la vie d’une étoile est plus courte que celle de l’univers, une étoile meurt aussi. Vous croyez au hasard, Christine ?
— Et vous ?
— Le hasard règne en maître à l’échelle des atomes : là, tout est possible — mais il disparaît à l’échelle macroscopique.
— Et à quelle échelle nous situons-nous ?
— À vous de choisir…
Une brève flambée de culpabilité : il l’avait rappelée le lendemain, à sa grande surprise, pour lui dire qu’il acceptait de faire son émission, et l’avait invitée à dîner dans la foulée. Ils avaient couché ensemble le soir même. Il était très entreprenant, direct — et ça lui avait plu. C’était un bon amant. Imaginatif. Pendant ce temps, elle avait laissé Gérald lui faire une cour dans les règles, prendre son temps. Léo était rarement libre le soir ; il avait sa vie de famille. Leurs ébats se déroulaient donc, en général, l’après-midi à l’hôtel. Il l’avait avertie d’emblée : il n’avait pas l’intention de quitter sa femme. Il avait été honnête avec elle. Du moins était-ce ce qu’elle avait cru alors. Aujourd’hui, elle se disait qu’il s’agissait plutôt d’une forme suprême de malhonnêteté : il se dédouanait, tout en sachant que sa partenaire en souffrirait forcément, même si elle acceptait ses conditions. De la sorte, il était en paix avec lui-même et menait le jeu à sa guise. Pas de promesses intenables, pas de responsabilité ; au début, elle s’était sentie plus amoureuse de Léo que de Gérald mais, petit à petit, la balance avait penché en faveur de ce dernier. Alors pourquoi n’avait-elle pas mis fin à leur relation plus tôt ? Pourquoi avoir attendu si longtemps ? Presque deux ans ! Elle n’avait renoncé à Léo qu’un mois plus tôt : quand Gérald lui avait montré la bague de fiançailles. Et, même à ce moment-là, elle avait eu du mal à se faire à l’idée qu’elle ne se retrouverait plus jamais entre ses bras, qu’elle ne sentirait plus jamais ses mains puissantes et douces sur son corps. Léo, c’était l’aventure, l’incertitude, l’exaltation — quelqu’un qui avait besoin de vivre en permanence sur le fil du rasoir. Gérald n’était pas un cosmonaute, c’était un Terrien. Un homme à l’esprit pratique et aux ambitions plus modérées. Mais c’est ce qu’elle avait fini par aimer chez lui, en fin de compte : ce sentiment que leur amour ne mettait pas en péril tout le reste, qu’il était moins une tempête déchaînée qu’un sol solide sur lequel on pouvait bâtir.