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Est-ce que Léo pouvait être derrière tout ça ? Bien sûr que non : elle s’était déjà posé la question — mais elle avait immédiatement répondu par la négative : Léo était à la fois la plus égoïste et la plus équilibrée des personnes. Et puis, à aucun moment au cours de ces deux ans elle ne l’avait senti véritablement amoureux. C’était peut-être pour cette obscure raison qu’elle avait attendu si longtemps avant de le quitter. Parce qu’elle avait espéré, avec un secret appétit de revanche, que ce moment viendrait : celui où elle parviendrait à percer sa carapace, à atteindre son cœur — et à le faire saigner…

Mais ce moment n’était jamais venu…

Que se passerait-il, en revanche, si Gérald apprenait qu’elle avait vu un autre homme pendant les deux premières années de leur relation ? Qu’elle n’avait cessé de lui mentir et de lui cacher la vérité ? Que, quand elle se blottissait dans ses bras, elle sortait de ceux d’un autre ? Un frisson la parcourut ; l’espace d’un instant, elle se sentit paniquée à cette idée. Lui qui avait déjà pris ses distances… Pour combien de temps ? se demanda-t-elle. C’était de Gérald qu’elle était amoureuse. C’était avec lui qu’elle voulait faire sa vie. Même si la pensée des après-midi avec Léo faisait encore naître une boule de chaleur au creux de son ventre.

Pourtant, à présent, tandis que la tonalité retentissait dans le téléphone, elle s’apprêtait à reprendre contact avec l’homme qu’elle avait chassé de sa vie à peine un mois plus tôt.

— Christine ? Tu as changé d’avis ?

Le ton était sans amertume. Ni surprise. Juste celui d’une bonne blague. Elle ressentit un pincement au cœur à l’idée qu’il pût plaisanter aussi aisément d’une liaison qui avait duré deux ans et pris fin à peine un mois plus tôt — tout autant qu’au son de sa voix chaude et profonde. Puis elle se dit que c’était sa manière à lui de gérer leur rupture. De la digérer. Que le fait de ne pas montrer ses émotions ne voulait pas dire qu’il n’en avait pas.

— Désolé, dit-il sur un ton plus grave. Quel con je fais… Qu’est-ce qui se passe, écureuil ? Comment tu vas ?

Elle vacilla un court instant : écureuil. Un des surnoms dont il l’affublait naguère. Un mois après, il n’avait rien perdu de son pouvoir.

— Il faut que je te voie, Léo, c’est important.

— Tu as une voix bizarre… Qu’est-ce qu’il y a ?

Elle lui répondit qu’elle préférait en parler de vive voix. Elle devina sa surprise à son silence. Ferma les yeux. S’efforçant de fermer aussi son esprit au doute : comment lui expliquer ce qu’elle avait vécu ces derniers jours ? Comment lui faire appréhender l’immensité de sa détresse ? Si quelqu’un pouvait l’aider, c’était bien lui — cet homme plus fort, plus sûr de lui que nul autre.

— Je t’en prie, murmura-t-elle d’une voix presque éteinte.

— Bien sûr, dit-il. C’est si grave que ça ?

— Je suis en danger, Léo. En danger de mort.

Un très long silence.

— Où ça ? demanda-t-il d’une voix solennelle.

— Notre hôtel et notre chambre habituels, c’est toi qui réserves… Dans une heure.

— Très bien. J’y serai. Christine ?

— Oui ?

— Je ne sais pas ce qui se passe. Mais fais-moi confiance : on va arranger ça.

Elle coupa la communication. Immensément soulagée. La dernière phrase de Léo l’avait remplie d’espoir. Oui, elle avait bien fait de l’appeler… Le toucher doux d’une chemise d’hiver en flanelle… Une odeur d’eau de toilette citronnée dans ses narines… Un nœud dans son ventre et le sang qui remue, juste là — exactement là —, suivant le méridien du corps jusqu’au point névralgique situé entre l’abdomen et le pubis : Léonard Fontaine était un remède presque aussi dangereux que le mal.

En ressortant du café, elle rabattit sa capuche sur sa tête. Regarda à droite et à gauche. Il s’était remis à neiger. De gros flocons duveteux, légers comme des plumes. Elle se dirigea vers un cinéma qu’elle connaissait et choisit un film qui avait peu de chances d’avoir fait le plein de spectateurs, car elle n’en avait jamais entendu parler.

— La séance est commencée depuis trente minutes, lui fit remarquer la caissière.

— Ça ne fait rien, répondit-elle. Je l’ai déjà vu.

La femme haussa les épaules, prit son argent et lui tendit son ticket. Christine remonta le couloir moquetté et éclairé par une rampe lumineuse au ras du sol en direction de la salle. Elle franchit la double porte battante, se retrouva plongée dans l’obscurité. Sur l’écran, une femme et un homme s’embrassaient. Elle alla s’asseoir dans le fond : à peine une demi-douzaine de personnes. Il lui fallut quelques minutes pour comprendre que le film parlait de la fin du monde, ou plutôt du dernier jour sur Terre : le lendemain, à 4 h 44 précises, le monde disparaîtrait, frappé par un rayonnement solaire mortel. En attendant, des gens se jetaient par les fenêtres, se soûlaient à mort, allumaient des bougies, faisaient l’amour… Cisco et Skye — un homme dans la cinquantaine et une femme beaucoup plus jeune, interprétés par Willem Dafoe et une jeune actrice qu’elle ne connaissait pas — s’apprêtaient à passer leur dernier après-midi ensemble : l’occasion d’une ultime étreinte. Tristement ironique, songea-t-elle amèrement, non sans jeter de fréquents coups d’œil vers la porte qu’elle venait de franchir. Au bout de quinze minutes, quand elle fut certaine que personne ne l’avait suivie, elle se leva et se dirigea vers une deuxième porte en bas à droite, près de l’écran, au-dessus de laquelle brillait le mot « SORTIE ». Le film était déprimant.

Comme Christine l’avait prévu, après un couloir et quelques marches, elle déboucha dans une ruelle adjacente. Personne à l’horizon ; rien d’autre qu’une rangée de poubelles coiffées de neige.

Elle stoppa au débouché de la ruelle. Ses yeux perçants firent le tour de la place. Puis, la capuche toujours rabattue, les mains au fond des poches, elle traversa rapidement le square et contourna la fontaine gelée en direction du Grand Hôtel Thomas Wilson.

À l’intérieur de la porte à tambour, elle ôta sa capuche ; elle n’en sentit pas moins les regards des employés de la réception peser sur elle tandis qu’elle se dirigeait vers les ascenseurs. Les portes s’ouvrirent au premier étage et elle remonta le long couloir silencieux, ses pas étouffés par la moquette.

Elle s’immobilisa devant une porte sombre, avec une grosse serrure électronique dorée. Cogna discrètement. La porte s’ouvrit presque aussitôt et elle pénétra dans la chambre 117.

Le petit couloir familier aux murs lambrissés avec le porte-bagages, les deux peignoirs blancs suspendus à des cintres, la porte de la salle de bains entrouverte sur sa gauche… Elle les reconnut immédiatement. De même que l’odeur de propre et de parfum floral qui flottait dans la chambre. Léo referma la porte derrière elle et la fit pivoter vers lui ; elle se laissa embrasser, mais mit rapidement fin à l’étreinte.