— S’il te plaît, Léo…
Elle se tenait droite et raide.
Christine pivota et s’avança dans la chambre. Le grand lit de 180, l’écran de télévision LCD, le bureau recouvert de cuir noir, la machine à café, le minibar, la tête de lit formée de losanges couleur argent, les oreillers rouges, les petites lampes chromées qui perçaient la pénombre des murs ébène…
Combien de fois étaient-ils venus ici ? Trente ? Quarante ? Cinquante ? Au moins une fois par semaine pendant deux ans, vacances exceptées : cela allait plutôt chercher dans les… cent rendez-vous…
Cent !
Une bouffée de culpabilité la submergea en pensant au nombre de fois où elle s’était tenue au milieu de ce décor kitchissime dans de la lingerie fine, à toutes les fois aussi où il lui avait arraché son jean à peine la porte franchie, et où ils avaient baisé sur le bureau, sur le plancher, sur le fauteuil, debout contre les murs, dans la salle de bains, dans l’entrée… Ou encore à ces fois où ils écourtaient leurs ébats pour passer des heures à parler, étroitement enlacés, à se raconter leurs petits secrets et à boire du champagne. Comment aurait réagi Gérald s’il avait su ? Cette idée lui retourna l’estomac.
Il s’approcha du bureau et elle constata qu’il avait fait monter du champagne.
— Non, merci, dit-elle.
— Tu es sûre ? Bon sang, ça me fait tout drôle d’être ici…
Elle fut étonnée par la tendresse et la légère attrition qu’elle discerna dans sa voix : Léo n’était pourtant pas homme à regarder en arrière. Quand leurs regards se croisèrent, elle surprit la même lueur tendre dans ses yeux. Il retira la bouteille du seau et elle vit qu’il s’était déjà servi en l’attendant.
— Je ne suis pas venue pour ça, Léo.
— Christine, détends-toi. On va parler, tu vas m’expliquer ce qui se passe. Ici, tu ne risques rien, d’accord ?
Il s’assit sur le bord du lit, sa flûte remplie. Il portait une chemise en denim délavé ouverte sur une poitrine bronzée et ses manches étaient retroussées comme si c’était l’été. Une dent de requin pendait à son cou. Léo lui avait raconté comment il avait un jour été attaqué par un squale au large des côtes d’Afrique du Sud alors qu’il faisait du surf. Il avait été heurté par un requin blanc alors qu’il était au sommet d’une vague : le choc avait été aussi violent que s’il avait été percuté par un autobus et les mâchoires du squale s’étaient refermées sur sa jambe gauche tandis que le grand poisson tentait de l’entraîner vers le fond. Léo était parvenu à s’agripper à des rochers et à repousser le squale à coups de pied. Il avait été transporté à l’hôpital en hélicoptère. Christine se souvenait de la grosse cicatrice sur son mollet droit : elle aimait passer le bout de ses doigts sur les nodosités de sa chair recousue, cela lui procurait un sentiment étrange. La dent était celle que les chirurgiens avaient trouvée dans sa jambe… Léo était un peu moins grand que Gérald, mais plus fort. Et le dessin des muscles de sa poitrine et de ses avant-bras était bien visible. Dans ce même lit, il lui avait montré des photos où il était assis torse nu, la poitrine bardée d’électrodes, entouré d’une armée de toubibs et d’instruments ; d’autres où il était attaché sur une table basculante pour contrôler le déplacement du sang vers la tête, ou encore assis dans un fauteuil tournant à grande vitesse — les séances de « torture » de la Cité des étoiles, près de Moscou. Ce corps-là était une machine en parfait état de marche. Tout comme ce cerveau qui ne connaissait pas la peur… C’était peut-être pour cela qu’il était incapable d’émotions communes ; mais c’était de ça qu’elle avait besoin aujourd’hui. D’un chevalier. D’un héros impavide. Comme dans les récits de sa jeunesse. Comme dans les romans de gare qu’elle lisait, adolescente. Elle tira une chaise devant lui et s’assit dessus. Il la fixa, sourcils froncés.
— Je t’écoute, dit-il. Au téléphone, tu semblais bouleversée. Apparemment, tu l’es toujours. Prends ton temps, j’ai tout le mien…
— Je veux bien une demi-flûte, en fin de compte.
Il se leva pour la servir. Elle en profita pour commencer à parler, tandis qu’il lui tournait le dos, d’une voix lente et mesurée. Elle rendit compte de ce qui s’était passé aussi honnêtement, objectivement que possible. Il resta inexpressif pendant toute la durée de son récit. Quand elle eut fini, une dizaine de minutes plus tard, il émit un sifflement. Ses yeux s’étaient voilés — comme s’il rentrait en lui-même et cherchait dans ses nombreuses expériences quelque chose d’approchant.
— Ça m’a l’air sérieux, dit-il finalement en lui jetant un regard soucieux.
Elle savait que, pour Léo, le mot « sérieux » voulait dire « grave », « inquiétant », voire « dramatique ». Il avait dû employer ce même mot le jour où un feu dû à un générateur d’oxygène déficient avait pris dans la station Mir où il séjournait en compagnie de deux cosmonautes russes. Officiellement, le feu n’avait duré que quatre-vingt-dix secondes ; en réalité, ils avaient lutté pendant quatorze bonnes minutes et l’incendie avait rempli l’habitacle d’une fumée toxique. Ou lorsque la station spatiale vieillissante avait subi sa première panne totale de courant, les plongeant dans le noir et entraînant des mouvements incontrôlés de la structure. « Cette fois, ça m’a l’air sérieux, les gars. » Elle l’imaginait bien disant ça à ses copains russes, de sa voix totalement dépourvue d’affolement, alors qu’ils étaient menacés de dériver, à jamais hors d’atteinte, dans les ténèbres de l’espace.
— Tu es vraiment sûre que tout s’est passé exactement comme tu me l’as raconté ?
Il y avait une nuance de scepticisme dans sa voix qui déplut à Christine. Pour autant, elle était trop épuisée pour se rebeller.
— Tu insinues quoi, là ? Que je suis mytho ?
— Et tu es sûre que tu n’as pas la moindre idée de qui est derrière tout ça ? demanda-t-il sans tenir compte de sa réaction.
Elle hésita.
— L’espace d’un instant, j’ai pensé que ça pouvait être toi.
Elle le vit hausser un sourcil.
— Moi ?
— Mmm… Je t’ai plaqué il y a à peine un mois, je t’ai annoncé que tout était fini entre nous et, tout à coup, quelqu’un essaie de me pourrir la vie…
Elle le fixa d’un air de défi.
— Tu ne penses pas ce que tu dis, Christine ?
Tiens, elle avait quand même réussi à percer la carapace : sa voix vibrait de colère.
— Non, bien sûr que non… J’en sais rien, Léo… Je ne vois pas Cordélia agir toute seule, je crois qu’elle fait ça pour le fric et rien d’autre.
Il paraissait préoccupé.
— En tout cas, cette histoire a déjà été beaucoup trop loin, tu en es consciente ? Tu dois prévenir la police.
— Après ce qui s’est passé avec la lettre ?
— Oui. Même après ça. Il n’y a pas d’alternative. Si tu veux, je viens avec toi.
Elle réfléchit. Qu’est-ce que les flics penseraient d’elle si elle se pointait accompagnée d’un homme marié qui n’était pas son fiancé — de surcroît un homme que tout le monde allait reconnaître dans la seconde ?…