— Je vous demande pardon ?
— Ça ne devrait pas plutôt être à la police de se mettre à la mienne ?
Le regard se refroidit d’un ou deux degrés supplémentaires.
— Je vous déconseille d’employer ce ton-là.
Christine posa les mains sur les accoudoirs de sa chaise.
— Bon. Je crois qu’une nouvelle fois je perds mon temps ici.
— Restez assise.
C’était un ordre, pas de doute. Elle interrompit son geste.
— Il y a quelques jours, vous êtes venue avec une lettre prétendument écrite par une personne qui annonçait son intention de se suicider. Or il s’est avéré qu’il n’y avait aucune autre trace que les vôtres sur cette lettre, pas la moindre empreinte, pas de cachet de la poste.
— Oui, d’ailleurs, je pensais que je serai int… questionnée par la même personne qui m’a reçue pour cette lettre…
— Aujourd’hui, vous dites que vous êtes allée voir Mlle Délia chez elle et qu’elle vous a droguée, c’est bien ça ? Qu’elle a fait une vidéo compromettante où on vous voit nues toutes les deux dans l’intention évidente de vous faire chanter ?
Christine hocha la tête sans conviction. Cela faisait au moins trois fois qu’elle répondait aux mêmes questions.
— Une lettre… un coup de fil… votre chien dans le local à poubelles… de l’urine sur votre paillasson… cette vidéo… Où est la logique dans tout ça ? dit la femme-flic. Dans quel but quelqu’un ferait-il ça ? Ça n’a pas de sens.
La femme sortit une petite clé de sa poche et verrouilla les tiroirs de son bureau. Puis elle se leva.
— Veuillez me suivre.
— Où est-ce qu’on va ?
Pas de réponse. La femme-flic était déjà à la porte, elle sortit sans se retourner. Christine se dépêcha de lui emboîter le pas en se disant que Léo s’était lourdement trompé : venir ici avait été une erreur.
Un couloir aux murs de brique, puis un angle ; Christine aperçut un type assis sur un banc de ciment dans un réduit éclairé par des carreaux translucides. Un autre corridor. La femme-flic avançait rapidement, saluait des collègues.
Elle dépassa une photocopieuse, s’arrêta, ouvrit une porte.
— Veuillez entrer.
Une petite pièce aux murs de brique avec une table et trois chaises. Un néon déversait une lumière crue. Pas de fenêtre. Le cœur de Christine accéléra. La femme lui montra la chaise solitaire d’un côté de la table.
— Asseyez-vous.
Elle ressortit, la laissant seule. La pièce sentait le détergent industriel. Son pouls battait dans ses carotides. Tout courage l’avait désertée, tout l’espoir que lui avait insufflé Léo. Les minutes passèrent et elle commença à avoir envie d’uriner. Se tortilla sur sa chaise. Il n’y avait pas de glace sans tain, comme dans les films, mais elle soupçonnait que c’était bien d’une salle d’interrogatoire qu’il s’agissait. Les fesses à peine posées au bord de la chaise, le dos aussi éloigné que possible du dossier métallique, elle se demanda quelles sortes d’individus étaient passés entre ces murs. Quelles sortes de crimes ils avaient bien pu avouer. Allait-elle être confrontée à Cordélia ? À quelqu’un d’autre ?
Au bout de longues minutes, la porte s’ouvrit enfin et la femme-flic réapparut, accompagnée d’une deuxième personne : le policier de la dernière fois, avec ses yeux ronds et saillants, ses épais cheveux bouclés et sa cravate moche. Le visage fermé, il ne la salua même pas. Christine y vit un très mauvais signe et elle déglutit. Il posa un dossier sur la table et prit place de l’autre côté, sur la chaise restante, à droite de la femme-flic. Sans quitter Christine des yeux.
Il y eut un long silence extrêmement gênant, puis M. Caniche (Beaulieu, le lieutenant Beaulieu, se souvint-elle) sortit des photos de la chemise et les fit glisser devant elle.
— Vous reconnaissez cette personne ?
Elle se pencha. Ouvrit grand les yeux. Le cliché la frappa comme une gifle. L’espace d’une seconde, elle oublia tout ce qu’il y avait autour : la lumière violente, les deux flics, les murs de brique, l’odeur de détergent.
Oh, non…
Un violent haut-le-cœur ; elle inspira à fond.
Cordélia.
Son visage en gros plan : de toute évidence, les clichés avaient été pris au flash et de très près car l’éclat blafard brillait sur ses joues et sur son front. Ne laissant ignorer aucun des sinistres détails. Ni l’œil gauche gonflé et presque fermé, arcade sourcilière tuméfiée et large ecchymose passant du jaune moutarde au vert et au noir tout autour de l’œil. Ni le nez qui avait doublé de volume. Ni le gros hématome sur la joue droite et la lèvre inférieure fendue… Des croûtes de sang aussi dans les cheveux et dans l’oreille gauche… Le menton, lui, était écorché et à vif — comme si on avait passé une râpe dessus.
Cordélia avait été photographiée de face et de profil. Christine avala sa salive. Incapable de détacher son regard des clichés. Elle frissonna. Elle n’avait jamais eu sous les yeux la représentation d’une violence aussi nue, aussi débridée. Elle réprima la nausée qui la soulevait. Les plans qu’elle avait échafaudés avec Léo à peine deux heures plus tôt lui semblèrent tout à coup très loin.
— Oh, mon Dieu… Qu’est-ce… qu’est-ce qui lui est arrivé ?
Quand elle leva les yeux, elle rencontra ceux du flic tout proches. Il s’était penché par-dessus la table et il la dévisageait intensément, à présent — ses deux yeux marron et globuleux comme ceux d’un poisson-lune à quelques centimètres des siens.
— Vous devriez le savoir. C’est vous qui lui avez fait ça, mademoiselle Steinmeyer.
La lumière du néon clignota avec un grésillement bref et elle vit soudain les deux visages immobiles face à elle animés d’un effet stroboscopique. Bzzzzz-bzzzzz… Leurs regards posés sur elle disparurent et réapparurent une fraction de seconde plus tard. Une fois, deux fois. De même que les photos de Cordélia sur la table… Chaque clignotement, chaque fraction d’obscurité était comme un clou planté dans sa chair. Elle lutta contre la panique qui la gagnait. Eut conscience des gouttes de sueur sur son front.
— Saleté de néon, dit Beaulieu en se levant, son mouvement décomposé par l’effet stroboscopique.
Il alla jusqu’à l’interrupteur, qu’il tripota. À peine le temps de voir disparaître le regard de la femme-flic qu’il était de nouveau là, à la même place. Posé sur elle et sans expression. L’homme revint s’asseoir. Il n’avait plus du tout l’air de quelqu’un qui n’est guère excité par son métier, comme la dernière fois. Il regarda sa collègue, puis se tourna de nouveau vers Christine.
— Bon. Bref. Elle affirme que vous l’avez payée pour faire l’amour avec elle — une très grosse somme : deux mille euros —, elle reconnaît avoir accepté parce qu’elle avait terriblement besoin d’argent pour elle et pour son bébé et parce que vous êtes une femme séduisante, après tout, et qu’elle aime bien le faire avec des femmes : c’est ce qu’elle a déclaré. C’est ensuite que vous avez voulu récupérer l’argent en lui disant qu’elle avait pris son pied et que vous n’aviez pas pour habitude de payer pour ça. Et, comme elle refusait et qu’elle s’énervait, vous vous êtes mise à la frapper, c’est bien ça ?
Les mots tombaient dans la pièce silencieuse, à part le néon qui ne clignotait plus mais dont la lumière palpitait avec un faible ronronnement — des mots absurdes, impossibles…
— C’est ridicule. Rien de tout ça n’est vrai.