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— Vous ne vous êtes pas rendue de votre propre chef chez Mlle Délia ?

— Si, mais…

— Et quand elle vous a ouvert la porte, elle était nue ?

— Oui.

— Et vous êtes entrée quand même ?

— Oui.

— Pourquoi ?

— Je vous l’ai dit, je…

— Cette lettre, c’est vous qui l’avez rédigée, n’est-ce pas ? intervint la femme.

— Non !

— Alors, comment expliquez-vous qu’elle ait atterri dans votre boîte aux lettres ?

— Je ne me l’explique pas.

— Nous avons interrogé les habitants de votre immeuble : aucun d’eux n’a la moindre idée de l’identité de l’auteur de cette lettre.

— Je sais, j’ai moi-même…

— Votre voisine, l’interrompit l’homme, elle pense que vous êtes folle. Vous vous êtes présentée chez elle à 2 heures du matin en affirmant que votre chien se trouvait dans son appartement. Vous êtes entrée chez des personnes âgées de force. Vous avez fouillé leur appartement sans leur autorisation ; vous les avez effrayées…

La légère vibration du néon lui donnait mal à la tête. Ou bien c’était l’odeur du détergent.

— Je…

— En vérité, votre chien se trouvait dans le vide-ordures avec une patte cassée, c’est bien ça ?

— Oui.

— Est-ce vous qui l’avez balancé dans le vide-ordures, mademoiselle Steinmeyer ? demanda la femme-flic très distinctement.

Elle lui jeta un regard désespéré. Que l’homme la traite comme une criminelle, passe encore, mais elle… Est-ce que les femmes n’avaient pas été les victimes des hommes pendant des siècles ? Est-ce qu’elles n’auraient pas dû se montrer un peu plus… solidaires ?

— Non ! Il était dans une poubelle à côté du puits !

— À côté de quoi ?

— À côté du vide-ordures.

— Mais vous avez dit…

— Écoutez, je…

— Ce n’est pas la première fois que vous essayez d’intimider quelqu’un — que vous le menacez…

Il fit glisser devant elle une feuille imprimée. Des mails. Christine les reconnut d’emblée :

Cordélia, tu ne réponds pas à mes mails, je vais en conclure que tu désapprouves mon attitude. Que tu es hostile. Cordélia, tu sais que j’ai ton avenir entre mes mains.

C.
Cordélia, je te donne vingt-quatre heures pour me donner une réponse.

— Mademoiselle Steinmeyer, êtes-vous l’auteur de ces mails ? demanda la femme-flic.

— Non !

— Pourtant, ils viennent bien de votre ordinateur ? s’impatienta l’homme.

— Oui, mais je me suis déjà expliquée à ce…

— Avez-vous été récemment suspendue de vos fonctions à cause de votre comportement ? insista la femme.

Elle ne répondit pas. L’impression qu’un gouffre s’ouvrait sous ses pieds.

— Nous avons parlé avec votre patron — qui est aussi celui de Corinne Délia…, dit l’homme.

— …

— Vous nous entendez ? demanda la femme.

— …

— Il est 18 h 40, dit l’homme en se frottant les paupières. À compter de cette heure, vous êtes placée en garde à vue.

21.

Ensemble

Cette nuit-là, Christine ne dormit pas, à part une heure vers le matin où elle somnola. Cette nuit-là, elle comprit que les villes renferment différentes sortes d’enfers, des enfers de tailles et d’aspects variés, mais dont la principale torture, comme dans la phrase de Sartre, vient de ceux qui les peuplent. Cette nuit-là, elle comprit que Sartre avait raison — mais qu’il n’avait sans doute pas la plus petite idée de ce que sa phrase signifiait vraiment.

Un détail, en tout cas, était conforme à la tradition : l’enfer, c’était en bas.

La veille, elle avait tressailli lorsque le lieutenant Beaulieu avait prononcé la phrase rituelle :

— Il est 18 h 40. À compter de cette heure, vous êtes placée en garde à vue.

Elle l’avait écouté lui expliquer les accusations portées contre elle, lui lire ses droits, l’avait regardé accomplir les premiers gestes de la liturgie policière puis passer un coup de fil au procureur de la République, tandis que la femme-flic se retirait. Il lui demanda, entre autres, si elle souhaitait s’entretenir avec un avocat. Elle se fit la réflexion que moins il y aurait de personnes au courant, plus faibles seraient les risques de fuite vers la presse (elle imaginait déjà le chapeau de l’article : « Une présentatrice de Radio 5 en garde à vue pour des violences ») : elle pouvait bien tenir une nuit en cellule. Elle lui répondit qu’elle ne le souhaitait pas, car elle n’avait rien à se reprocher. Il haussa les épaules et, vers 19 heures, l’invita à l’accompagner. Ce n’était pas vraiment une invitation. Ils se dirigèrent vers un autre ascenseur que celui qu’elle avait emprunté, juste en face du premier. Le flic passa son badge magnétique dans le boîtier et les portes de l’appareil s’ouvrirent. Une fois à l’intérieur, il le présenta une deuxième fois et l’appareil se mit à descendre en vibrant.

Lorsque les portes s’ouvrirent à nouveau en bas, l’aspect froid et clinique des lieux ne manqua pas de la faire frissonner. Ils tournèrent sur la droite et débouchèrent aussitôt sur un couloir de circulation qui desservait de nombreuses portes, à droite comme à gauche. L’endroit, vaste et sonore, était assez mal éclairé, certaines des cellules l’étaient aussi, d’autres étaient plongées dans l’obscurité. Elle entrevit des hommes allongés près du sol, la tête collée derrière la vitre, comme des chiots dans une animalerie — et elle frissonna de nouveau. De l’autre côté du couloir, dans une pièce entièrement vitrée, plusieurs gardes en uniforme clair l’observaient ; deux d’entre eux se levèrent et sortirent du bocal pour les rejoindre dans un petit espace attenant, où se dressait un portique de sécurité. Il n’y avait pas la moindre fenêtre. Nulle part. Un sous-sol. Elle déglutit.

— Salut, dit Beaulieu, je vous emmène Mlle Steinmeyer. C’est comment ce soir ?

— Calme, répondit l’un des garde-chiourmes. Mais c’est encore un peu tôt : les IPM ne sont pas encore arrivées.

Beaulieu surprit l’inquiétude dans ses yeux.

— Les ivresses publiques et manifestes, expliqua-t-il. Veillez à ce qu’elle ait une cellule individuelle — dans la mesure du possible.

L’homme hocha la tête en la dévisageant. Les autres gardes la fixaient aussi. Leurs regards la firent se ratatiner.

— Je vous la confie, déclara Beaulieu. À demain. Bonne nuit, les gars.

Cette dernière phrase lui serra le cœur. Elle résista à l’envie de l’appeler, de le supplier de la ramener là-haut — dans les étages. De ne pas l’abandonner dans ce souterrain qui puait l’absence d’espoir et l’inhumanité administrative. De lui lancer qu’elle n’était pas une criminelle, juste une femme qui avait peur. Qu’elle avouerait tout ce qu’il voudrait à condition qu’il ne la laisse pas ici.

Quand elle le vit disparaître à l’intérieur de l’ascenseur, elle comprit que le cauchemar ne faisait que commencer — et que personne ne lui viendrait en aide : elle était seule.

— Veuillez passer dans le portique, lui dit un des gardes poliment.