— Pleure, bébé, ça fait du bien, dit doucement une voix de femme dans la cellule voisine de la sienne.
Elle fût réveillée par le froid. Elle avait fini par s’endormir sur le matelas dur, enveloppée dans la couverture marron, et — quand elle s’assit — les courbatures dans son dos et ses reins lui donnèrent mille petits coups de rasoir tranchants. Elle avait la bouche pâteuse et atrocement soif. Elle constata que le silence régnait enfin. Le couloir avait retrouvé son calme. Des ronflements sonores montaient des cellules, ainsi que des murmures de conversations à voix basse. Puis les verrous claquèrent de nouveau et des bruits de pas retentirent. Des portes qui s’ouvrent ; des gens qui se réveillent, qui râlent, qui toussent. Trois minutes plus tard, la femme en tenue relevait le store, déverrouillait sa porte et lui tendait un plateau.
— Tenez.
Deux Speculoos et une briquette de jus d’orange…
— Merci, dit-elle néanmoins.
La femme baissa le store et passa à la cellule suivante. Elle considéra ce petit déjeuner qu’en d’autres circonstances elle aurait repoussé avec dédain, mais les crampes lui tordaient l’estomac. Elle n’avait rien avalé depuis la veille et elle se jeta sur la briquette, ses mâchoires si dures qu’elle ressentit des coups d’aiguille dans les maxillaires quand elle but les premières gorgées. Quand elle eut terminé, sa faim et sa soif, loin d’être dissipées, étaient au contraire décuplées.
Une heure plus tard, alors qu’elle rêvassait et somnolait, le store fut relevé et le verrou claqua de nouveau.
— Suivez-moi.
Elle remonta le couloir derrière la femme. Beaulieu l’attendait près du bocal vitré des surveillants.
— Bonjour, dit-il en la précédant vers la pièce aux casiers. Veuillez récupérer vos affaires, mademoiselle Steinmeyer. Vérifiez que tout y est et écrivez « repris ma fouille, complet » ici, s’il vous plaît.
La femme en uniforme ouvrit son casier, en retira la boîte en bois et la posa devant elle, sur la petite table. Christine sentit l’espoir regonfler sa poitrine comme une chambre à air. Elle remit sa montre autour de son poignet, passa sa ceinture, récupéra ses papiers et ses affaires. Une par une. La main tremblante. Elle ne reconnut pas l’écriture heurtée quand elle fit courir le stylo sur la page d’un mouvement syncopé de sismographe.
— Suivez-moi, dit Beaulieu.
L’espoir de nouveau, quand il la précéda vers l’ascenseur. Elle remonta vers les étages avec la sensation d’un plongeur qui a tranché les sangles qui le retenaient au fond et qui, d’un coup de talon, s’élève in extremis vers la surface alors que sa bouteille est presque vide. Elle n’aurait jamais cru qu’un simple ascenseur pouvait symboliser à ce point la liberté. Puis une pensée la glaça : il allait l’interroger. Et ensuite, il la ramènerait en bas… Oh non, par pitié. Elle se rendit compte qu’elle était prête à avouer n’importe quoi pour ne pas retourner dans cet enfer. Mais elle n’était pas dupe : si elle avouait, ce serait pire — bien pire.
Ils émergèrent de l’ascenseur et Beaulieu la ramena non dans la salle d’interrogatoire mais dans son bureau. Il lui montra un siège. Elle se laissa tomber dessus avec le même plaisir qu’elle aurait eu à s’enfoncer dans le fauteuil douillet d’un grand hôtel.
— Vous avez de la chance, mademoiselle Steinmeyer, dit-il en s’asseyant à son tour.
Elle ne dit rien. Tous ses sens aux aguets.
— Vous allez sortir. Votre garde à vue est terminée.
Elle faillit lui faire répéter.
— Corinne Délia a retiré sa plainte.
Cela le contrariait, visiblement — Christine se demanda s’il plaisantait, si c’était une forme de torture mentale, comme les simulacres d’exécution d’otages à qui on bandait d’abord les yeux. Elle n’en croyait pas ses oreilles. Son cœur voletait dans sa poitrine.
— J’ai essayé de l’en dissuader, mais elle n’a rien voulu entendre, dit le flic sévèrement. Elle estime qu’elle a sa part de responsabilité dans cette histoire et que la leçon est suffisante. Vous avez vraiment de la chance. Mais n’oubliez pas qu’on vous a à l’œil, désormais.
Ses yeux saillants étaient toujours aussi dénués de sympathie. Il attrapa une feuille sur son bureau et la lui tendit.
— Tenez, voici une liste de psychiatres qui pourraient vous aider. Maintenant, vous m’excuserez, mais j’ai du travail.
Il se leva pour la raccompagner jusqu’à l’ascenseur, qu’il mit en route avec son badge. Au moment où les portes allaient se refermer, il se pencha assez près pour pouvoir parler à voix basse.
— Un conseil, dit-il, je t’ai à l’œil. Alors, ne me taquine pas, ma belle. Et fais-toi oublier.
Le tutoiement et la menace lui firent l’effet d’une gifle. Elle se réfugia, les jambes flageolantes, au fond de la cabine. Avec une seule idée en tête : sortir d’ici.
C’est ainsi que, par un matin glacial de la fin décembre comme Toulouse n’en avait pas connu depuis des siècles, elle se traîna vers la bouche de métro la plus proche — honteuse, coupable, malheureuse et terrifiée. Un chien enfermé dans un chenil, abandonné par ses maîtres pour cause de déménagement après des années de confort, de bons repas, de caresses et de câlins de la part des enfants, n’aurait pas montré plus triste mine. Elle attendit la rame et, une fois dedans, s’assit sans un regard autour d’elle. C’était un dimanche matin comme les autres, tôt ; il n’y avait pas grand monde. Le regard fixé sur la vitre face à elle, elle tenta de convoquer un souvenir heureux, mais rien ne lui vint. Elle avait cru pouvoir résister, se battre, mais elle devait se rendre à l’évidence — c’était peine perdue. Le désespoir était sur le point de prendre le contrôle de son esprit, de remporter cette lutte sans merci dont l’issue — elle s’en rendait compte à présent — risquait bien de lui être fatale.
En faisant irruption dans sa rue, elle dérapa sur le trottoir verglacé et se tordit douloureusement la cheville mais, cette fois, elle ne jura même pas. L’épuisement lui ôtait toute velléité de rébellion. Elle aperçut son ange gardien qui dormait à poings fermés dans ses cartons et eut un hoquet rageur. Tu parles d’un garde du corps ! Cette pensée lui arracha un petit rire sinistre, dénué d’humour, puis elle se dit qu’il ne pouvait tout de même pas rester éveillé vingt-quatre heures sur vingt-quatre.