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Noël. Merde. Notre premier réveillon. Ses parents ce soir et les miens demain. Est-ce qu’ils vont l’aimer ? Est-ce qu’il va les aimer ? Tu ne devrais pas te mettre dans des états pareils : tout le monde aime Gérald. Ses collègues, ses étudiants, ses amis, son garagiste, même ton chien… C’est bien ce que tu t’es dit, la première fois, à cette réception au Capitole, non ? Tu t’en souviens ? Il y en avait de plus jolies, de mieux foutues, de plus minces et même, sûrement, de plus brillantes — mais c’est toi qu’il a abordée et, même quand tu l’as rembarré, il est revenu à la charge. C’est pour toi qu’il a levé le nez de son verre plein de glaçons, de rhum et de gros quartiers de citron vert — caïpirinha —, comme s’il se réveillait d’un long sommeil. Et ensuite il a dit : « Votre voix me dit quelque chose… Où est-ce que je l’ai déjà entendue ? » Même quand tu as parlé de ton boulot à Radio 5 un peu trop longtemps, il t’a écoutée. Vraiment écoutée… Tu aurais voulu être drôle, spirituelle, mais tu ne l’étais pas tant que ça, en fin de compte. Sauf pour lui : il semblait trouver tout ce que tu disais terriblement amusant et distrayant.

Tout le monde aimait peut-être Gérald — mais ses parents n’étaient pas tout le monde. Ses parents étaient Guy et Claire Dorian. Les Dorian de la télé… Allez donc vous faire aimer par des gens qui ont interviewé Arthur Rubinstein, Chagall, Sartre, Tino Rossi, Gainsbourg et Birkin, entre autres…

Tout juste, renchérit la petite voix qu’au fil des ans elle avait appris à abhorrer et à écouter en même temps. Papa ne va ni l’adorer ni le détester : il va s’en foutre. Tout simplement. Mon père est un homme qui ne s’intéresse qu’à une seule chose : lui-même. Pas facile d’avoir été l’un des pionniers de la télévision — un type qui passait tout le temps sur le petit écran — et d’être retombé dans l’anonymat. Mon père est un homme qui macère en permanence dans un jus de nostalgie et de souvenirs, qui noie son spleen dans l’alcool et qui ne fait même pas l’effort de s’en cacher. Bon — et après ? Libre à lui de bousiller la dernière ligne droite de son existence si ça lui chante : je ne vais pas le laisser bousiller la mienne.

— Ça va ? demanda Gérald.

Il y avait dans sa voix une très légère nuance de contrition. Elle fit oui de la tête.

— Tu sais, je comprends que tu te sois sentie mal à cause de cette lettre…

Elle le regarda. Fit OK de la tête. Songea : Bien sûr que non, tu ne comprends pas. Ils avaient ralenti, elle avisa une grande affiche placardée sur un Abribus. Une publicité pour Dolce & Gabbana. Elle l’avait déjà vue ailleurs dans la ville. Cinq hommes jeunes et forts entourant une femme allongée sur le sol. Corps musclés, huilés, luisants. Beaux. Hypersexués. Une tension sexuelle évidente. Les hommes étaient torse nu et l’un d’eux maintenait la femme au sol, en lui bloquant les poignets. Elle se cabrait. En vain. Dans un geste ambigu de refus. Malgré sa tenue ultra-provocante, toute l’astuce de la mise en scène consistait — si on pouvait parler d’astuce — en ce qu’il était difficile de dire si elle était consentante ou pas. En revanche, l’image ne laissait planer aucun doute sur ce qu’elle allait subir. De la provoc à deux balles pour consommateurs-zombies, pensa-t-elle. Christine avait lu quelque part que deux Français sur trois étaient incapables de reconnaître une publicité véhiculant des stéréotypes sexistes. Femmes-affiches, femmes-potiches : l’espace public était saturé de corps de femmes… Christine avait invité la directrice d’une association pour femmes en détresse dans son émission. Sept jours par semaine, elle recevait des appels d’épouses battues, d’épouses qui n’avaient pas le droit d’adresser la parole à leurs voisins et encore moins à d’autres hommes que leurs maris, d’épouses terrorisées que le dîner soit trop cuit ou trop salé, d’épouses dont les os portaient les stigmates de fractures et de coups, d’épouses qui n’avaient accès ni à un compte en banque ni à un médecin, des épouses qui — quand elles trouvaient le courage de se présenter à l’association — avaient le regard vide, vacant et aux abois.

Un jour, alors qu’elle n’était encore qu’une enfant, elle avait elle-même été témoin d’une scène… C’est pour cela qu’elle éprouvait le besoin d’inviter des femmes fortes, des femmes exemplaires dans son émission : des femmes patrons, des femmes militantes, des femmes artistes, des femmes politiques — pour cela aussi qu’elle ne laisserait jamais un homme lui dicter sa conduite.

En es-tu bien sûre ?

Gérald ne faisait plus attention à elle. Le regard fixé droit devant lui, il était plongé dans des pensées dont elle ignorait la teneur. Qui était l’auteure de la lettre ? Il fallait qu’elle sache.

2

Partition

Elle rêva d’une femme. Ce n’était pas un rêve agréable. La femme était debout dans le clair de lune au milieu d’une allée bordée d’ifs sombres qui ressemblait à l’entrée d’un cimetière : il y avait plus loin un portail encadré de deux hauts piliers de pierre. Il avait neigé et c’était une nuit très froide, mais la femme était vêtue d’une chemise de nuit légère retenue par deux bretelles sur ses épaules nues. Christine voulait se diriger vers le cimetière, mais la femme lui barrait le passage. « Vous n’avez rien fait, disait-elle, vous m’avez laissée tomber. »

— J’ai essayé, gémissait-elle dans son rêve. Je vous jure que j’ai essayé. Laissez-moi passer maintenant.

Mais, au moment où elle la femme contournait, la tête de celle-ci pivotait sur son axe selon un angle impossible pour la suivre du regard et ses yeux s’emplissaient d’encre. Un immense vol d’oiseaux noirs se mettait à tourbillonner dans le ciel et ils piaillaient, piaillaient d’une manière horrible, tandis que la femme se mettait à rire — un rire hystérique et laid qui la réveilla. Son cœur galopait comme un cheval dans la nuit.

La lettre

Elle regrettait de l’avoir laissée dans le crossover  : elle aurait voulu la relire encore une fois. La soupeser. Essayer de deviner qui l’avait écrite. Et dans quel but. Une veilleuse bleue brillait sur la table de nuit, éclairant vaguement le plafond. Par la porte ouverte, le plafonnier du couloir brillait pareillement, et sa lueur s’étirait sur le sol de la chambre. Il en allait de même dans toutes les pièces. Elle risqua une jambe hors de la couette, sentit l’air glacial sur son pied nu. Il faisait un froid de canard dans la chambre. La nuit était encore plaquée derrière les stores, mais la rumeur de la circulation montait déjà sous sa fenêtre — un tissu sonore fait de voitures, de scooters et de camions de livraison. Elle regarda le radioréveil. 7 :41… Merde ! elle ne s’était pas réveillée ! Elle repoussa la couette, contempla la pièce vide, qui aurait pu aussi bien être une chambre d’hôtel. Un endroit pour dormir, rien d’autre. Pourtant, dès sa première visite, un an plus tôt, elle était tombée sous le charme de cet appartement. De ses hauts plafonds, de la cheminée en marbre dans le séjour. De ce quartier à la fois secret et branché qu’elle affectionnait, avec ses ruelles médiévales, ses restaurants, ses bistrots, son magasin bio, sa laverie, son caviste et son épicerie italienne. Le prix était élevé, bien sûr. Elle s’était endettée pour trente ans. Mais aucun regret. Chaque fois qu’elle se réveillait dans cette chambre, elle se disait que c’était la meilleure décision qu’elle eût prise depuis des années.