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Elle se glissa sous la douche en prenant soin de garder le pansement hors du jet. L’eau chaude détendit ses muscles noués par la tension. Elle repensa à la lettre. À la femme qui l’avait écrite. Où était-elle ? Que faisait-elle en ce moment ? L’appréhension creusait un gouffre dans son ventre. Dix minutes plus tard, après avoir gratifié Iggy d’une dernière caresse, les cheveux encore mouillés après la douche, elle verrouillait sa porte.

— Bonjour, Christine, dit Michèle, sa voisine de palier.

Elle se tourna vers la petite femme exceptionnellement fluette — moins de cinquante kilos — qui se tenait dans l’ombre et arborait des cheveux gris bien trop longs pour son âge. Christine savait qu’elle était retraitée d’une administration et quelque chose dans son maintien, sa diction et sa vision du monde lui faisait penser qu’il s’agissait peut-être de l’Éducation nationale. Depuis sa retraite, Michèle occupait ses journées à militer dans des associations de défense des sans-papiers ou pour le droit au logement et participait à toutes les manifs qui dénonçaient la politique insuffisamment à gauche de la municipalité. Christine était sûre que, dans son dos, ses amis et elle critiquaient ses émissions où elle donnait la parole aussi bien à des syndicalistes qu’à des chefs d’entreprise, à des représentants de la municipalité et même de la droite locale et où (elle-même le déplorait) les sujets sérieux se faisaient de plus en plus rares.

— C’est quoi le sujet de l’émission d’aujourd’hui ? voulut savoir sa voisine d’une voix étonnamment forte.

— Noël, répondit Christine. Et aussi la solitude de certaines personnes, celles qui appréhendent cette période. Joyeux Noël, à propos.

Elle regretta aussitôt cette tentative d’auto-justification. Sa voisine lui adressa un regard peu amène.

— Dans ce cas, vous auriez dû la faire depuis le squat de la rue du Professeur-Jammes. Là, vous auriez vu ce que c’est que Noël pour des familles qui n’ont ni toit ni avenir dans ce pays…

Va te faire foutre, pensa-t-elle. Elle songea que sa pygmée de voisine avait une toute petite bouche mais qu’il en sortait beaucoup trop de choses.

— Un jour, je vous inviterai, ne vous en faites pas, lança-t-elle en dévalant l’escalier sans attendre l’ascenseur. Et vous aurez tout loisir de vous exprimer, promis.

L’air froid du dehors lui fit du bien. Le thermomètre était tombé aux alentours de -5 °C et elle faillit s’étaler sur le trottoir glissant. Le fond de l’air était chargé d’une odeur de gaz d’échappement et de pollution. Il y avait de la neige sur les toits des voitures en stationnement, sur les rebords des fenêtres et sur les couvercles des poubelles et, malgré cela, il était là, fidèle au poste, sur le trottoir d’en face. Au milieu de ses cartons. Même par un temps pareil, il préférait dormir dans la rue plutôt que dans un foyer. Elle distingua ses yeux clairs et perçants qui la fixaient, comme deux fenêtres pâles au centre d’un visage qui ressemblait à une carte routière : la vie dans la rue laissait des signes lisibles par tous — yeux injectés, cicatrices, tics nerveux, tremblements éthyliques, dents absentes, joues creusées par la consomption, la dope ou la faim, peau tatouée par le soleil, les intempéries, les particules de polluants primaires et secondaires. Il émergeait de plusieurs couvertures enroulées autour de lui. Sa barbe blanche sur les côtés et noire au milieu, comme le pelage d’un vieil animal. Quel âge avait-il ? Difficile à dire. Entre quarante-cinq et soixante… Il dormait sous le porche de l’immeuble d’en face depuis plusieurs mois. Elle croyait se souvenir qu’il était apparu avec le printemps. Quand elle avait le temps, elle lui descendait un café chaud. Ou une soupe. Mais pas ce matin. Elle n’en traversa pas moins la chaussée, les cheveux encore humides, une pièce à la main.

— Bonjour, dit-il. Fait pas chaud aujourd’hui. Prenez garde à ne pas glisser.

Il tendit une main dont les doigts et les ongles courts étaient presque de la même couleur que la mitaine noire d’où ils émergeaient. À moins de vingt centimètres de ses cartons et de l’empilement bulbeux de ses sacs plastique, la neige blanchissait le trottoir.

— Allez boire quelque chose de chaud, dit-elle.

Il acquiesça. Une lueur sagace passa dans ses yeux gris, sous ses sourcils noirs et épais, qu’il fronça un peu. Ce qui eut pour résultat de dessiner tout un réseau de plis charbonneux autour de ses tempes.

— Vous êtes sûre que ça va ? Vous m’avez l’air préoccupé. C’est le poids de tous ces soucis, hein ? Toutes ces responsabilités…

Elle ne put s’empêcher de sourire. Il dormait dehors par -5 °C, il n’avait rien hormis quelques maigres possessions fourrées dans des sacs-poubelle noirs qu’il trimballait partout, comme un escargot sa maison, aucune famille, pas de toit, encore moins d’avenir pour autant qu’elle sût — et il s’inquiétait pour elle… C’était ce qui l’avait surprise, la première fois qu’elle s’était approchée pour lui donner la pièce. Il avait spontanément engagé la conversation, et elle avait été presque clouée sur place par sa voix posée, claire et tranquillement assurée. Le genre de voix qu’on a tendance à écouter au milieu du brouhaha d’une conversation. Le genre de voix qui dénote une éducation et une culture supérieures. Il ne se plaignait jamais. Il souriait souvent. Il parlait du temps qu’il faisait et de l’actualité comme s’ils étaient de vieux voisins. Jusqu’ici, elle n’avait jamais osé lui demander d’où il venait, comment il était arrivé là et quelle était son histoire. Mais elle s’était promis de le faire un jour — s’il restait dans le coin…

— Vous êtes sûr de vouloir rester là ? Il n’y a pas un centre d’hébergement d’urgence quelque part ?

Il lui sourit avec indulgence.

— Les centres d’hébergement, je suppose que vous n’y avez jamais mis les pieds… Oh, ne le prenez pas mal, c’est juste que… ce ne sont pas des endroits très… vous voyez ce que je veux dire. Ne vous en faites pas pour moi. Je suis aussi coriace qu’un vieux coyote. Et les beaux jours reviendront, c’est juste un mauvais moment à passer, ma jolie dame.