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J.-P. de T. : L’hommage rendu ici au livre cherche simplement à montrer que les technologies contemporaines sont loin de l’avoir disqualifié. Peut-être d’ailleurs devons-nous relativiser, dans certains cas, les progrès que ces technologies sont censées représenter. Je pense notamment à l’exemple que vous donniez, Jean-Claude, d’un Restif de La Bretonne imprimant à l’aube ce dont il avait été le témoin dans la nuit.

J.-C.C. : C’est un exploit indéniable. Le grand collectionneur brésilien José Mindlin m’a montré une édition des Misérables publiée et imprimée à Rio, en portugais, en 1862, c’est-à-dire l’année même de la publication du livre en France. Deux mois seulement après Paris ! Pendant que Victor Hugo écrivait, Hetzel, son éditeur, envoyait le livre, chapitre après chapitre, aux éditeurs étrangers. Autrement dit, la diffusion de l’œuvre était à peu près celle de ces best-sellers aujourd’hui proposés dans plusieurs pays et en plusieurs langues simultanément. Il est parfois utile de relativiser nos prétendues prouesses techniques. Dans le cas de Victor Hugo, les choses allaient plus vite qu’aujourd’hui.

U.E. : Dans le même esprit, Alessandro Manzoni a publié Les Fiancés en 1827 et connu un très grand succès grâce à une trentaine d’éditions pirates dans le monde entier, mais qui ne lui ont pas rapporté un sou. Il a voulu faire une édition illustrée avec l’éditeur Redaelli de Milan et le graveur Gonin de Turin et en contrôler la publication, fascicule après fascicule. Un éditeur napolitain l’a piraté semaine après semaine et il a perdu tout son argent dans cette affaire. C’est encore une illustration de la relativité de nos prouesses techniques. Mais il y aurait bien d’autres exemples. Au XVIsiècle, Robert Fludd publiait en un an trois ou quatre livres. Il vivait en Angleterre. Les livres étaient publiés à Amsterdam. Il recevait les épreuves, les corrigeait, contrôlait les gravures, retournait l’ensemble… mais comment faisait-il ? Ce sont des livres de six cents pages illustrés ! Il faut croire que les postes fonctionnaient mieux que les nôtres ! Galilée était en correspondance avec Kepler et tous les savants de son temps. Il était immédiatement informé d’une découverte.

Peut-être pouvons-nous cependant apporter un bémol à cette comparaison qui semble avantager l’ancien temps. J’ai fait traduire dans les années soixante (en qualité d’éditeur) le livre de Derek de Solla Price, Little Science, Big Science. L’auteur y démontrait à l’aide de statistiques que le nombre de publications scientifiques au XVIIe était tel qu’un bon scientifique pouvait se tenir au courant de tout ce qui paraissait, alors qu’il est impossible, aujourd’hui, à ce même scientifique, de prendre seulement connaissance des « abstracts » concernant les articles publiés dans son domaine de recherche. Peut-être ne dispose-t-il plus, même avec des moyens de communication plus performants, du temps qu’avait un savant comme Robert Fludd pour mener à bien tant de projets éditoriaux…

J.-C.C. : Prenez nos clés USB et autres méthodes pour stocker l’information et l’emporter avec nous. Là encore nous n’avons rien inventé. A la fin du XVIIIsiècle, les aristocrates transportaient avec eux, durant leurs déplacements, dans de petites valises, des bibliothèques de voyage. En trente ou quarante volumes, en format de poche, ils ne se séparaient pas de tout ce qu’une honnête personne se devait de connaître. Ces bibliothèques, bien sûr, n’étaient pas évaluées en gigas, mais le principe était acquis.

Cela m’évoque une autre forme de « raccourci », celle-ci plus problématique. Dans les années soixante-dix, j’habitais à New York dans un appartement mis à ma disposition par un producteur de cinéma. Il n’y avait pas de livres dans cet appartement, sauf une bibliothèque contenant « les chefs-d’œuvre de la littérature mondiale in digest form ». Voilà une chose à proprement parler irréelle : Guerre et Paix en cinquante pages, Balzac en un volume. Je n’en revenais pas. Tout était là, mais incomplet, mutilé. Quel travail gigantesque pour pareille absurdité !

U.E. : Il y a abrégé et abrégé. On a mené en Italie, dans les années 1930–1940, une expérience extraordinaire appelée « La Scala d’Oro ». Il s’agissait d’une série de livres répartis par âges. Il y avait la série de 7 à 8 ans, celle de 8 à 9 ans, et ainsi jusqu’à 14 ans, l’ensemble illustré de façon merveilleuse par les meilleurs artistes de l’époque. Tous les grands chefs-d’œuvre de la littérature y avaient trouvé leur place. Pour pouvoir le rendre accessible au public concerné, chaque ouvrage avait été récrit par un bon écrivain pour la jeunesse. Bien entendu, ils étaient un peu ad usum delphini. Par exemple Javert ne se suicidait pas, il donnait seulement sa démission. Je dois dire que lorsque, plus âgé, j’ai lu Les Misérables dans la version originale, j’ai enfin appris toute la vérité sur Javert. Mais je dois reconnaître que l’essentiel m’avait été transmis.

J.-C.C. : Seule différence : cette bibliothèque en raccourci, dans l’appartement du producteur, était destinée à des adultes. Et même, je l’ai soupçonné, peut-être était-elle là pour être montrée, pour être vue, plus que pour être lue. Cela dit, les mutilations sont de tous les temps. Au XVIIIsiècle, les premières pièces de Shakespeare traduites en français par l’abbé Delille se terminent toutes bien, de façon convenable et morale, comme vos Misérables dans la collection « La Scala d’Oro ». Hamlet ne meurt pas, par exemple. A part Voltaire qui en avait traduit, assez bien d’ailleurs, quelques petits passages, c’était la première fois que le public français pouvait lire Shakespeare, dans cette version édulcorée. Cet auteur que l’on disait barbare et sanglant n’était que galanterie et sirop.

Vous savez comment Voltaire a traduit « To be or not to be, that is the question » ? « Arrête, il faut choisir et passer à l’instant / De la vie à la mort ou de l’être au néant. » Pas mal, au fond. Il est possible que le titre de Sartre, L’Etre et le Néant, soit emprunté à cette traduction de Voltaire.

J.-P. de T. : Vous citiez, Jean-Claude, ces premières clés USB que furent les bibliothèques de voyage que les lettrés transportaient déjà avec eux au XVIIIsiècle. Avez-vous le sentiment que la plupart de nos inventions sont la réalisation de rêves anciens de l’humanité ?

U.E. : Le rêve de voler hante l’imaginaire collectif depuis des temps immémoriaux.

J.-C.C. : Je crois en effet que de nombreuses inventions de notre temps sont la concrétisation de rêves très anciens. Je le disais à mes amis scientifiques Jean Audouze et Michel Cassé, lorsque nous travaillions ensemble sur nos Conversations sur l’invisible. Un exemple : je me suis récemment replongé dans le fameux livre VI de L’Enéide, où Enée descend aux Enfers pour y retrouver ces ombres qui, pour les Romains, étaient à la fois les âmes de ceux qui avaient déjà vécu mais aussi les âmes de ceux qui vivraient un jour. Le temps est ici aboli. Le royaume des ombres de Virgile préfigure un espace-temps einsteinien. Je relisais quelques pages de ce voyage en me disant que Virgile était déjà descendu dans le monde virtuel, dans les entrailles d’un immense ordinateur, où se pressent des avatars silencieux. Tous les personnages que vous croisez dans ce monde-là ont été quelqu’un ou ont la possibilité d’être un jour quelqu’un. Marcellus est dans L’Enéide un jeune homme merveilleux sur lequel on comptait beaucoup, du vivant de Virgile, et qui malheureusement est mort très jeune. Lorsqu’on s’adresse à ce jeune homme pour lui dire : « Toi, tu seras Marcellus » (Tu Marcellus eris), alors que les lecteurs savent qu’il est mort, j’y vois toute la dimension virtuelle, toute la potentialité de celui qui aurait pu être quelqu’un d’inoubliable, peut-être le sauveur providentiel que l’on attendait, et qui n’aura été que Marcellus, un jeune mort.