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J.-C.C. : Nous nous sommes installés dans le mouvant, le changeant, le renouvelable, l’éphémère, dans une époque où paradoxalement, nous l’avons dit, nous vivons de plus en plus longtemps. Sans doute l’espérance de vie de nos grands-parents était-elle plus courte que la nôtre, mais ils s’installaient dans un présent immuable. Le grand-père de mon oncle, un propriétaire terrien, faisait ses comptes au premier janvier pour l’année à venir. Les résultats de l’année passée préfiguraient, à peu de chose près, ce que serait l’année suivante. Rien ne changeait.

U.E. : Nous nous préparions autrefois à cet examen final qui ponctuait une longue phase d’apprentissage : en Italie, l’examen de maturité ; en Allemagne l’Abitur ; en France le baccalauréat. Après cela, personne n’était plus tenu d’apprendre, sauf l’élite qui allait à l’université. Le monde ne changeait pas. Ce que vous saviez, vous pouviez l’utiliser jusqu’à votre mort et jusqu’à celle de vos enfants. A dix-huit ou vingt ans, les gens entraient en retraite épistémologique. L’employé d’une société doit, de nos jours, constamment réactualiser ses connaissances sous peine de perdre son emploi. Le rite de passage que symbolisaient ces grands examens de fin d’études n’a plus aucune signification.

J.-C.C. : Ce que vous dites valait aussi, par exemple, pour les médecins. Le bagage qui était le leur à la sortie de leurs études restait valable pour le restant de leur carrière. Et ce que vous dites de cet apprentissage sans fin auquel chacun est désormais astreint est tout aussi valable pour ceux qui sont dits « en retraite ». Combien de personnes âgées ont-elles dû s’initier à l’informatique, qu’elles n’avaient évidemment pas pu connaître pendant leur période d’activité ? Nous sommes condamnés à être d’éternels étudiants, comme le Trofimov de La Cerisaie. Tant mieux, peut-être, au fond. Dans les mondes que nous appelons primitifs, qui ne changent pas, les vieux ont le pouvoir, puisque ce sont eux qui transmettent à leurs enfants les connaissances. Quand le monde est en révolution permanente, ce sont les enfants qui apprennent l’électronique à leurs parents. Et leurs enfants, que leur apprendront-ils ?

Citer les noms de tous les participants à la bataille de Waterloo

J.-P. de T. : Vous avez évoqué la difficulté de trouver aujourd’hui des instruments fiables pour conserver ce qui doit l’être. Mais la fonction de la mémoire est-elle de tout garder ?

U.E. : Non, certes. La mémoire — soit notre mémoire individuelle, soit cette mémoire collective qui est la culture — a une double fonction. L’une est de conserver en effet certaines données, l’autre est de laisser sombrer dans l’oubli les informations qui ne nous servent pas et qui pourraient encombrer inutilement nos cerveaux. Une culture qui ne sait pas filtrer ce que nous gardons en héritage des siècles passés est une culture qui peut nous évoquer le personnage de Funes, inventé par Borges dans Funes ou la mémoire, et qui est doté d’une capacité à se souvenir de tout. Ce qui est proprement le contraire de la culture. La culture est un cimetière de livres et d’autres objets à jamais disparus. Il existe aujourd’hui des travaux sur ce phénomène qui consiste à renoncer tacitement à certains vestiges du passé, et donc à filtrer, et de l’autre côté à placer d’autres éléments de cette culture dans une sorte de réfrigérateur, pour l’avenir. Les archives, les bibliothèques sont ces chambres froides dans lesquelles nous stockons la mémoire de manière que l’espace culturel ne soit pas encombré de tout ce fatras, mais sans y renoncer pour autant. Nous pourrons toujours, dans l’avenir, si le cœur nous en dit, y revenir.

Il est probable qu’un historien pourrait retrouver le nom de tous les participants à la bataille de Waterloo, mais on ne les enseignera pas pour autant à l’école, ni même à l’université, parce que ces détails ne sont pas nécessaires et sont peut-être même dangereux. Je prends un autre exemple. Nous savons tout de Calpurnia, la dernière épouse de César, jusqu’aux Ides de mars, date de l’assassinat, moment où elle lui déconseille d’aller au Sénat par suite d’un mauvais rêve qui lui est venu.

Après la mort de César, nous ne savons plus rien d’elle. Elle disparaît de nos mémoires. Pourquoi ? Parce qu’il n’était plus utile d’avoir des informations sur elle. Et ce n’est pas parce que, comme on pourrait le soupçonner, elle était une femme. Clara Schumann était aussi une femme, mais nous savons tout ce qu’elle a fait après la mort de Robert. La culture, c’est donc cette sélection. La culture contemporaine, au contraire, via Internet, nous abreuve de détails à propos de toutes les Calpurnia de la planète et chaque jour, à chaque minute, de telle façon qu’un gamin qui fait une recherche pour son devoir peut avoir le sentiment que Calpurnia est aussi importante que César.

J.-C.C. : Cependant, comment faire une sélection pour les générations qui nous suivrons ? Qui va sélectionner ? Comment prévoir ce qui intéressera nos descendants, ce qui leur sera indispensable, ou simplement utile, ou même agréable ? Comment filtrer lorsque, comme vous le disiez, tout nous parvient par le biais de nos ordinateurs sans aucun ordre, sans hiérarchie, sans sélection ? En d’autres termes, comment fabriquer notre mémoire, dans ces conditions, en sachant que cette mémoire est une question de choix, de préférences, de mises à l’écart, d’omissions volontaires et involontaires ? En sachant aussi que la mémoire de nos descendants ne sera pas forcément de même nature que la nôtre. Que sera la mémoire d’un clone ?

Je suis historien de formation et je sais à quel point nous devons nous méfier des documents censés nous livrer la connaissance exacte des événements du temps passé. Je peux illustrer la question de cette transmission par une histoire personnelle. Le père de Nahal, mon épouse, était un érudit iranien qui, entre autres travaux, a fait une étude sur un relieur de Bagdad qui vivait au Xsiècle et qui s’appelait Al-Nadim. Vous savez que les Iraniens ont inventé la reliure, et même cette reliure qui recouvre complètement l’écrit pour le protéger.

Relieur cultivé, également calligraphe, cet homme s’intéressait aux livres qu’il était chargé de relier, au point qu’il les lisait et en faisait chaque fois un résumé. Or les livres qu’il a reliés ont aujourd’hui disparu, pour la plus grande part, et il ne nous reste que les résumés du relieur, son catalogue, qui s’intitule Al-Fihrist. Reza Tajadod, l’auteur de l’étude, posait ainsi la question de savoir ce que, à travers ce filtrage personnel que constituait le précieux travail du relieur, nous pouvons savoir exactement des livres qu’il avait eus entre les mains et dont nous ne connaissons l’existence que par lui.

U.E. : Nous connaissons certaines sculptures et peintures de l’Antiquité seulement par les descriptions qui en ont été faites. On appelait ces descriptions ekphrasis. Lorsqu’on a retrouvé à Rome, au temps de Michel-Ange, la statue du Laocoon, datant de l’époque hellénistique, elle a été identifiée sur la base des descriptions qu’en avait données Pline l’Ancien.

J.-C.C. : Mais si maintenant nous disposons de tout sur tout, sans filtrage, d’une somme sans limites d’informations accessible sur nos terminaux, que voudra dire la mémoire ? Quel sera le sens de ce mot ? Lorsque nous aurons à côté de nous un domestique électronique capable de répondre à toutes nos questions mais également à celles que nous ne pouvons pas même formuler, que nous restera-t-il à connaître ? Lorsque notre prothèse saura tout, absolument tout, que devrons-nous apprendre encore ?