Выбрать главу

U.E. : L’art de la synthèse.

J.-C.C. : Oui. Et l’acte même d’apprendre. Car apprendre s’apprend.

U.E. : Oui, apprendre à contrôler une information dont nous ne pouvons pas vérifier l’authenticité. C’est évidemment le dilemme des enseignants. Pour faire leur devoir, les écoliers, les étudiants vont puiser sur Internet les informations dont ils ont besoin, sans savoir si ces informations sont exactes. Et comment le pourraient-ils ? Alors le conseil que je donne aux enseignants est de demander à leurs élèves, à l’occasion d’un devoir, de faire la recherche suivante : à propos du sujet proposé, trouvez dix sources de renseignements différentes et comparez-les. Il s’agit d’exercer son sens critique face à Internet, d’apprendre à ne pas tout accepter pour argent comptant.

J.-C.C. : La question du filtrage veut aussi dire que nous devons décider de ce que nous devons lire. Les journaux nous signalent quinze chefs-d’œuvre « à ne pas manquer » chaque semaine, et ce dans tous les domaines de la création.

U.E. : J’ai formulé sur cette question une théorie de la décimation. Prenons le domaine des essais. Il suffit de lire un livre sur dix. Pour les autres, vous vous reportez à la bibliographie, aux notes et vous vous apercevez immédiatement si les références données sont sérieuses ou ne le sont pas. Si l’ouvrage est intéressant, il n’est pas nécessaire de le lire puisqu’il sera certainement commenté, cité, critiqué dans d’autres ouvrages, y compris dans celui que vous avez décidé de lire. D’ailleurs, si vous êtes universitaire, vous recevez une telle quantité de matériel imprimé avant la publication du livre que vous n’avez plus le temps de le lire une fois publié. De toute manière il est souvent déjà périmé lorsqu’il vous parvient. Sans parler de ce qu’on qualifie en Italie de livres « cuits et mangés », c’est-à-dire fabriqués en fonction des événements et des opportunités, et qui ne justifient pas de vous faire perdre votre temps.

J.-C.C. : Lorsque j’étais étudiant en histoire, il y a cinquante ans ou cinquante-cinq ans, on nous fournissait la chronologie nécessaire pour pouvoir traiter un sujet donné, cela afin de soulager notre mémoire. Nous n’avions pas à apprendre des dates au demeurant sans intérêt en dehors de l’exercice proposé. Si nous nous livrons au même exercice en nous appuyant sur les renseignements glanés sur Internet, il faut en toute logique vérifier la fiabilité des informations. Cet instrument, qui doit nous apporter un certain confort en mettant à notre disposition tout et n’importe quoi, le vrai et le moins vrai, nous plonge en réalité dans une extrême perplexité. J’imagine que les sites qui sont consacrés à Umberto Eco sont farcis de fausses informations, ou tout au moins d’inexactitudes. Est-ce que nous aurons besoin demain d’un secrétaire vérificateur ? Inventerons-nous une profession nouvelle ?

U.E. : Mais la tâche d’un vérificateur personnel ne serait pas si simple. Vous et moi pouvons nous permettre d’être des vérificateurs pour ce qui nous concerne. Mais qui sera le vérificateur personnel pour tout ce qui a trait, disons, à Clemenceau ou à Boulanger ? Et qui le paiera ? Pas l’Etat français, car alors il devra dépêcher des vérificateurs pour tous les personnages officiels de l’histoire de France !

J.-C.C. : Je crois quand même que, d’une façon ou d’une autre, nous aurons un besoin grandissant de ces vérificateurs. C’est une profession qui va se généraliser.

U.E. : Mais qui va vérifier le vérificateur ? Autrefois, les vérificateurs étaient les membres des grandes institutions culturelles, des Académies ou des Universités. Lorsque monsieur Untel, membre de l’Institut Machin, publiait son ouvrage sur Clemenceau, ou sur Platon, il fallait imaginer que les renseignements qu’il nous donnait étaient exacts, parce qu’il avait perdu une vie entière dans les bibliothèques à vérifier toutes ses sources. Mais aujourd’hui on court le risque que monsieur Untel ait lui aussi puisé ses informations sur Internet, et tout devient alors sujet à caution. Pour être honnête, tout cela pouvait se passer même avant Internet. Aussi bien la mémoire individuelle que la mémoire collective ne sont pas des photographies de ce qui s’est réellement passé. Ce sont des reconstructions.

J.-C.C. : Vous savez comme moi à quel point les exigences du nationalisme ont contribué à déformer la vision que nous avons de certains événements. Les historiens, malgré eux, obéissent souvent, et aujourd’hui encore, à l’idéologie, affichée ou souterraine, de leur pays. Les historiens chinois racontent en ce moment n’importe quoi sur les rapports anciens de la Chine avec le Tibet ou la Mongolie, et cela s’enseigne dans les écoles chinoises. Atatürk, à son époque, a fait complètement récrire l’histoire de la Turquie. Il a fait vivre des Turcs en Turquie à l’époque des Romains, des siècles avant leur arrivée. Et ainsi de suite, partout… Si nous voulons vérifier, où vérifions-nous ? Les Turcs, croyons-nous savoir, venaient en réalité d’Asie centrale, et les premiers habitants de la Turquie actuelle n’ont pas laissé de traces écrites. Comment faire ?

U.E. : Le problème est le même avec la géographie. Il n’y a pas très longtemps que nous avons rendu à l’Afrique ses dimensions exactes, longtemps minorées par les idéologies impérialistes.

J.-C.C. : Je me trouvais récemment en Bulgarie, à Sofia. Je descends à l’hôtel Arena Serdica que je ne connais pas. En entrant, je me rends compte que l’hôtel a été construit sur des ruines que l’on peut voir à travers une grande plaque en verre. J’interroge les gens de l’hôtel. Ils m’expliquent qu’il y avait en effet, à cet endroit même, un coliseum romain. Etonnement. Je ne savais pas que les Romains avaient construit un coliseum à Sofia, monument qui, ajoute-t-on, n’avait que dix mètres de moins, en diamètre, que celui de Rome. Enorme, donc. Et sur les murs extérieurs du coliseum, les archéologues ont trouvé des sculptures qui sont comme des affiches représentant les spectacles qui s’y déroulaient. On y voit des danseuses, des gladiateurs bien sûr et une chose que je n’avais encore jamais vue, un combat entre un lion et un crocodile. A Sofia !

Tout d’un coup ma mémoire de la Bulgarie, déjà bouleversée par la découverte des trésors des Thraces quelques années plus tôt, découvertes qui rejetaient ce territoire très loin dans le passé, plus loin que la Grèce, s’est trouvée profondément chahutée. Pourquoi un cirque de cette taille à Sofia ? Parce qu’il existait là, me dit-on, des sources thermales très appréciées des Romains. Je me suis alors souvenu que Sofia n’est pas très éloignée de l’endroit où le pauvre Ovide avait enduré l’exil. Et voilà que la Bulgarie, dont je croyais les attaches slaves incontestables, devenait une colonie romaine !

Le passé n’en finit pas de nous surprendre, plus que le présent, plus que le futur peut-être. Je vous livre, pour en finir avec cette évocation d’une Bulgarie soudain romaine, cette citation du comique bavarois Karl Valentin : « L’avenir aussi était mieux autrefois. » On lui doit aussi cette remarque pleine de bon sens : « Tout a été déjà dit, mais pas par tout le monde. »

Nous sommes en tout cas parvenus à ce moment de notre histoire où nous pouvons déléguer à des machines intelligentes — intelligentes de notre point de vue — le soin de se souvenir à notre place, des bonnes et des mauvaises choses. Michel Serres est revenu sur ce thème dans un entretien donné au Monde de l’Education en disant que, si nous n’avons plus cet effort de mémorisation à fournir, alors « il ne nous reste que l’intelligence ».