Claude Petit sera brûlé à son tour, un an plus tard. Peu de gens savent cela. Nous sommes à l’époque des succès de Corneille, de Molière, de la construction de Versailles, dans notre « Grand Siècle ». Voilà donc une autre forme de filtrage : brûler des hommes. Il y a eu par bonheur, et merci à la bibliophilie, à la fin du XIXe siècle, un bibliophile, Frédéric Lachèvre, qui s’est passionné pour ces poètes et qui les a republiés, à petit nombre d’exemplaires. Grâce à lui nous pouvons encore les lire.
U.E. : Vous parlez des poètes baroques français oubliés. Dans la première moitié du XXe siècle, la plus grande partie de la poésie baroque italienne était totalement occultée par les programmes scolaires italiens parce qu’elle était regardée comme un moment de décadence. J’appartiens à la génération qui, à l’université, non pas au lycée, en écoutant des maîtres innovateurs, a redécouvert le baroque et à tel point, en ce qui me concerne, qu’il a inspiré mon roman L’Ile du jour d’avant, qui se situe à cette période. Mais nous avons aussi contribué à réviser notre vision du Moyen Age, révision entreprise déjà dans la seconde moitié du XIXe siècle. J’ai travaillé sur l’esthétique du Moyen Age. Il existait alors deux ou trois savants qui s’en étaient occupés de façon sublime, mais la classe intellectuelle continuait à renâcler et il fallait persévérer. Mais votre non-découverte et notre redécouverte du baroque sont dues aussi au fait que la France n’a pas eu un véritable baroque en architecture. Le XVIIe siècle français est déjà classique. Tandis que l’Italie a, à la même époque, Bernini, Borromini qui sont, en architecture, en correspondance absolue avec cette poésie. Vous n’êtes donc pas passés à travers le vertige de l’architecture. L’église Saint-Sulpice n’est pas du baroque. Je ne veux pas être méchant et dire comme Huysmans qu’elle est le modèle de toutes les gares françaises.
J.-C.C. : Il n’empêche qu’il y a situé une partie de l’action de son roman Là-bas.
U.E. : J’aime tout le quartier de Saint-Sulpice, même l’église. Simplement elle ne m’évoque pas le grand baroque italien, ou même bavarois, même si son architecte, Servandoni, était italien.
J.-C.C. : Lorsque Henri IV fait construire la place des Vosges, à Paris, elle est déjà très ordonnée, en effet.
U.E. : Bien que conçus à la Renaissance, les châteaux de la Loire à l’exemple de Chambord, sont-ils en définitive les seuls exemples d’un baroque français ?
J.-C.C. : En Allemagne, le baroque est l’équivalent du classique.
U.E. : C’est pourquoi Andreas Gryphius est pour eux un grand poète et doit correspondre probablement à vos poètes français oubliés. Maintenant, je vois aussi une autre raison qui pourrait expliquer que le baroque darde ici ou là avec plus ou moins d’éclat. Le baroque surgit au milieu d’une période de décadence politique comme c’est le cas en Italie, quand le pouvoir central en France, au contraire, se renforce considérablement à la même époque. Un roi trop puissant ne peut autoriser ses architectes à se laisser aller à leur fantaisie. Le baroque est libertaire, anarchique.
J.-C.C. : Presque rebelle. La France est alors sous le diktat de la sentence terrible de Boileau qui dit : « Enfin Malherbe vint et le premier en France / Fit sentir dans ses vers une juste cadence. » Boileau, oui, qui est l’antipoète par excellence. Maintenant pour citer une autre figure longtemps méconnue et récemment redécouverte, exact contemporain de notre taliban français, il nous faut mentionner Baltasar Gracián, auteur notamment de L’Homme de cour.
U.E. : Il existe une autre figure importante, à l’époque. A peu près au moment où Gracián travaillait en Espagne à son Oraculo manual y arte de prudencia (L’Homme de cour), en Italie Torquato Accetto écrivait De l’honnête dissimulation. Gracián et Accetto s’accordent sur bien des points. Mais tandis que Gracián conseille d’adopter à la cour un comportement en parfait désaccord avec ce que l’on est dans le souci de mieux briller, Accetto prescrit d’opter pour une conduite qui permette de cacher ce que l’on est dans le souci premier de se protéger. Ce sont des nuances, bien sûr, opérées par les auteurs de ces deux traités de la simulation, l’une pour mieux paraître, l’autre pour mieux disparaître.
J.-C.C. : L’auteur italien qui n’a jamais eu besoin de réhabilitation dans ce domaine est évidemment Machiavel. Pensez-vous d’ailleurs qu’il existe, dans le domaine des sciences, les mêmes injustices s’appliquant à quelques grandes figures oubliées ?
U.E. : La science est meurtrière, mais dans un autre sens. Elle tue l’idée précédente si celle-ci est invalidée par une découverte plus récente. Les savants, par exemple, croyaient que les ondes circulaient dans l’éther. Une fois démontré que l’éther n’existe pas, personne n’a plus le droit d’en parler. Et l’hypothèse abandonnée reste alors une matière pour l’histoire de la science. Malheureusement, la philosophie analytique aux Etats-Unis, dans son désir inaccompli de ressembler à la science, a assumé le même point de vue. Il y a quelques décennies, au département de philosophie de Princeton, on pouvait lire : « Interdit aux historiens de la philosophie ». Au contraire, les sciences humaines ne peuvent pas oublier leur histoire. Un philosophe analytique m’a demandé une fois pourquoi il aurait à s’embarrasser de ce que les stoïciens avaient dit sur telle ou telle question. Ou bien il s’agit d’une bêtise et elle ne nous intéresse pas. Ou bien il s’agit d’une idée valable et il est peu probable que l’un d’entre nous ne la formule pas tôt ou tard.
Je lui ai répondu que les stoïciens avaient peut-être soulevé d’intéressants problèmes, depuis lors abandonnés, mais qu’il nous fallait redécouvrir toutes affaires cessantes. S’ils avaient vu juste, je ne vois pas pourquoi il nous aurait fallu attendre que quelque génie américain redécouvrît cette idée fort ancienne, tout imbécile européen la connaissant déjà. Ou alors, si le développement de telle idée jadis émise avait conduit à une impasse, il convenait dès lors de le savoir pour ne pas emprunter à nouveau un chemin qui ne menait nulle part.
J.-C.C. : Je vous citais nos grands poètes français méconnus. Parlez-moi des auteurs italiens oubliés. Injustement oubliés.
U.E. : J’ai parlé des baroques mineurs, bien que le plus important d’entre eux, Giovan Battista Marino, à l’époque, fût plus célèbre en France qu’en Italie. Pour le reste du XVIIe siècle, nos grands hommes étaient des scientifiques et des philosophes, comme Galilée ou Bruno, ou Campanella, qui appartiennent au « syllabus » universel. Si notre XVIIIe siècle a été très faible, lorsque nous le comparons à ce qui se passait en France à la même époque, nous ne pouvons pourtant pas passer sous silence le cas Goldoni. Moins connus sont les philosophes italiens des Lumières, à savoir Beccaria, le premier qui a parlé contre la peine de mort. Mais le plus grand penseur du XVIIIe siècle italien a été sans aucun doute Vico, qui a anticipé la philosophie de l’histoire du XIXe siècle. Il a été davantage réévalué dans le monde anglo-saxon qu’en France.