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Giacomo Leopardi est sans doute un des plus grands poètes du XIXsiècle, dans n’importe quelle langue, mais il reste peu connu en France, malgré de bonnes traductions. Mais, surtout, Leopardi a été un grand penseur et comme tel il n’est pas même reconnu en Italie. C’est curieux. Il y a quelques années, son immense Zibaldone (réflexions philosophiques absolument non systématiques sur tout, et même un peu plus) a été traduit en français, mais il n’a touché qu’une petite minorité de philosophes ou d’italianistes. Même chose pour Alessandro Manzoni : ses Fiancés ont connu plusieurs traductions françaises (dès leur parution et encore récemment), mais il n’a jamais conquis un vaste public. Dommage, car je le considère comme un grand romancier.

Il existe même des traductions des Confessions d’un Italien d’Ippolito Nievo, mais pourquoi les Français devraient-ils le lire puisque même les Italiens ne le relisent pas (à moins que ce ne soit une bonne raison pour le faire) ? J’ai honte d’avouer que je ne l’ai lu, en entier, que tout récemment. Une découverte. On le disait ennuyeux. Ce n’est pas vrai. L’ouvrage est prenant. Peut-être devient-il un peu lourd dans le deuxième volume, mais le premier est d’une grande beauté. D’ailleurs il est mort à trente ans au cours de guerres garibaldiennes, et d’une façon mystérieuse. Le roman a paru après sa mort, sans qu’il ait eu le temps de le réviser. Un cas littéraire et historique passionnant.

Je pourrais encore citer Giovanni Verga. Mais surtout, peut-être, ce mouvement littéraire et artistique des années 1860–1880, d’une grande modernité, que nous appelons la Scapigliatura. Il est peu connu des Italiens eux-mêmes, alors que ses représentants étaient à la hauteur de ce qui se faisait à la même époque à Paris. Les « Scapigliati », ce sont les « échevelés », les « bohémiens ».

J.-C.C. : Nous avons en France le groupe des Hirsutes, que fondèrent quelques membres des Hydropathes, lesquels se retrouvaient notamment au Chat Noir, à la fin du XIXsiècle. Mais je veux ajouter quelque chose à ce que vous disiez du XVIIIsiècle. Entre la Phèdre de Racine et le Romantisme, en France, cent vingt ou cent trente années se passent sans qu’un seul poème soit écrit. Les versificateurs ont, bien entendu, pondu et publié des milliers de vers, des millions peut-être, mais aucun Français n’est capable de citer un seul de ces poèmes. Je vous mentionnerai Florian, qui est un fabuliste ordinaire, l’abbé Delille, Jean-Baptiste Rousseau, mais qui les a lus et surtout qui pourrait aujourd’hui les lire ? Qui peut lire encore les tragédies de Voltaire ? Très célébrées à l’époque, au point que l’auteur fut couronné de son vivant dans la salle de la Comédie-Française, elles nous tombent aujourd’hui des yeux. Parce que ces « poètes », ou qui se croyaient tels, se contentaient d’appliquer les règles du siècle précédent, édictées par Boileau. Jamais on a écrit autant de vers et jamais aussi peu de poèmes. Pas un seul en plus d’un siècle. Quand vous vous contentez d’appliquer les règles, toute surprise, tout éclat, toute inspiration s’évapore. C’est la leçon que j’essaie de faire passer, parfois, auprès des jeunes cinéastes. « Vous pouvez continuer à faire des films, c’est relativement facile, et oublier de faire du cinéma. »

U.E. : Dans ce cas précis, le filtrage a du bon. Il est préférable de ne pas se souvenir de ces « poètes » dont vous parlez.

J.-C.C. : Oui, ce fut un filtrage implacable et juste, cette fois. Tous au gouffre d’oubli. Il semble que le talent, que la nouveauté, l’audace, étaient passés du côté des philosophes, des prosateurs comme Laclos, Lesage ou Diderot et chez deux auteurs de théâtre, Marivaux et Beaumarchais. Avant que ne s’ouvre notre grand siècle du roman, le XIXe.

U.E. : Tandis que la grande époque du roman anglais est déjà le XVIIIsiècle avec Samuel Richardson, Daniel Defoe… Les trois grandes civilisations du roman sont incontestablement la France, l’Angleterre et la Russie.

J.-C.C. : Il est toujours frappant de constater qu’une inspiration artistique peut soudain disparaître. Si vous prenez l’histoire de la poésie française, mettons de François Villon aux Surréalistes, vous citerez des écoles poétiques qui tour à tour ont régné sur les lettres, comme la Pléiade, les Classiques, les Romantiques, les Symbolistes, les Surréalistes, etc. Mais vous ne trouverez aucun vestige poétique, aucune inspiration nouvelle dans la période qui va de 1676, la date de Phèdre, à un auteur comme André Chénier.

U.E. : Silence de la poésie qui correspond à une des époques les plus glorieuses de la France.

J.-C.C. : Où le français était la langue diplomatique de toute l’Europe. Et je peux vous dire que j’ai cherché ! Même dans la littérature populaire, un peu partout. Rien à sauver.

U.E. : Les genres littéraires ou picturaux se créent par imitation et influence. Prenons un exemple. Un écrivain commence, le premier, à composer un bon roman historique qui connaît un certain succès : il se trouve immédiatement plagié. Si je découvre qu’en écrivant un roman d’amour il est possible de gagner de l’argent, je ne vais pas me priver d’essayer à mon tour. De la même façon que dans la latinité s’est formé le cénacle des poètes qui parlaient d’amour, comme Catulle, Properce. Le roman moderne, dit « bourgeois », naît en Angleterre dans des circonstances économiques bien particulières. Les auteurs vont écrire des romans pour les femmes des commerçants ou des marins, qui sont par définition toujours en voyage, des femmes qui savent lire et qui ont du temps pour ça. Mais également pour leurs femmes de chambre, les unes et les autres disposant de chandelles pour lire la nuit. Le roman bourgeois est né dans le contexte d’une économie marchande et s’adresse essentiellement à des femmes. Et lorsqu’on découvre que monsieur Richardson racontant l’histoire d’une femme de chambre gagne de l’argent, il y a aussitôt d’autres prétendants au trône qui se présentent.

J.-C.C. : Les courants créatifs sont souvent nés de petits groupes de gens qui se connaissaient et qui partageaient, au même moment, les mêmes désirs. Presque des copains. Tous les surréalistes que j’ai pu fréquenter m’ont dit qu’ils s’étaient sentis appelés vers Paris, peu de temps après la fin de la Première Guerre mondiale. Man Ray venait des Etats-Unis, Max Ernst d’Allemagne, Buñuel et Dalí d’Espagne, Benjamin Péret de Toulouse, pour rencontrer à Paris leurs semblables, ceux avec lesquels ils allaient inventer des images, des langages nouveaux. C’est le même phénomène avec la « Beat generation », la Nouvelle Vague, les cinéastes italiens qui se rassemblent à Rome, etc. Même avec les poètes iraniens du XIIe et du XIIIsiècle, qui surgissent au milieu de rien. J’ai envie de les citer, ces poètes admirables qui ont pour nom Attar, Roumi, Saadi, Hafez, Omar Khayyam. Tous se connaissaient et tous ont avoué ce que vous pointiez, c’est-à-dire l’influence décisive du prédécesseur. Puis soudain les conditions changent, l’inspiration se dessèche, les groupes se déchirent quelquefois, se dispersent toujours, et l’aventure tourne court. Dans le cas de l’Iran, les terribles invasions mongoles ont joué leur rôle.