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U.E. : Je me souviens d’un beau livre d’Allan Chapman où on montrait comment à Oxford au XVIIsiècle, autour de la Royal Society, il y avait eu un essor extraordinaire des sciences physiques à cause de la présence d’une série de savants de premier rang qui s’influençaient les uns les autres. Trente ans plus tard, c’était fini. Même expérience à Cambridge pour les mathématiques, au début du XXsiècle.

J.-C.C. : En ce sens, le génie isolé paraît inconcevable. Les poètes de la Pléiade, Ronsard, du Bellay, Marot, sont des amis. Même chose pour les classiques français. Molière, Racine, Corneille, Boileau se connaissent tous, au point qu’on a pu raconter — non sans absurdité — que Corneille avait écrit les pièces de Molière. Les grands romanciers russes entretiennent une correspondance, et même avec leurs homologues en France : Tourgueniev et Flaubert, par exemple. Si un auteur veut éviter d’être victime d’un filtrage, il lui est conseillé de s’allier, d’adhérer à un groupe, de ne pas rester isolé.

U.E. : Le mystère Shakespeare vient du fait qu’on ne comprend pas comment un simple acteur a pu accoucher de cette œuvre géniale. On en arrive à imaginer que le théâtre de Shakespeare a pu être écrit par Francis Bacon. Mais non. Shakespeare n’était pas isolé. Il vivait au milieu d’une société savante, et parmi les autres poètes élisabéthains.

J.-C.C. : Maintenant, une question à laquelle je ne connais pas de réponse. Pourquoi une époque semble-t-elle élire un langage artistique à l’exclusion de tous les autres ? La peinture et l’architecture en Italie, à la Renaissance ; la poésie en Angleterre au XVIsiècle ; le théâtre en France au XVIIsiècle ; la philosophie ensuite ; le roman en Russie et en France au siècle suivant, etc. Je me suis toujours demandé, par exemple, ce qu’aurait pu faire Buñuel de sa vie si le cinéma n’avait pas existé. Je me souviens aussi des jugements définitifs de François Truffaut : « Il n’y a pas de cinéma anglais, il n’y a pas de théâtre français. » Comme si le théâtre était anglais et le cinéma français. Ce qui est évidemment trop abrupt.

U.E. : Vous avez raison de dire qu’il nous est impossible de résoudre pareille énigme. Cela nous amènerait à prendre en compte une infinité de facteurs. A peu près comme prévoir la position d’une balle de tennis dans l’océan, à un moment donné. Pourquoi pas de grande peinture en Angleterre au temps de Shakespeare, tandis qu’en Italie au temps de Dante il y avait Giotto et, à l’époque de l’Arioste, Raphaël ? Comment naît l’Ecole française ? Vous pouvez toujours expliquer que François Ier fait venir Vinci en France et que celui-ci semble ensemencer ce qui va devenir l’Ecole française. Mais qu’aurez-vous expliqué ?

J.-C.C. : Je m’attarde un instant, non sans nostalgie, sur la naissance du grand cinéma italien. Pourquoi est-il apparu en Italie, et juste à la fin de la guerre ? Influences de siècles de peinture venant à la rencontre d’une extraordinaire passion de jeunes cinéastes pour la vie d’un peuple ? C’est vite dit. Nous pouvons analyser les circonstances, les vraies raisons nous échapperont toujours. Surtout si nous nous demandons : et pourquoi a-t-il si soudainement disparu ?

Il m’est arrivé souvent de comparer Cinecittà à un grand atelier où travailleraient en même temps Titien, Véronèse, le Tintoret et tous leurs élèves. Vous savez sans doute que lorsque le pape a fait venir Titien à Rome, on raconte que le cortège qui l’accompagnait était long de sept kilomètres. C’était comme un grand studio qui aurait déménagé. Mais cela suffit-il à expliquer la naissance du néoréalisme et de la comédie italienne ? Et l’apparition de Visconti, d’Antonioni, de Fellini ?

J.-P. de T. : Est-il concevable d’imaginer une culture qui n’aurait enfanté aucune forme d’art ?

U.E. : C’est très difficile à dire. On l’a cru de certaines régions du monde. Il a suffi souvent de s’y rendre et d’enquêter un peu pour découvrir qu’il existait là des traditions que nous étions les seuls à méconnaître.

J.-C.C. : Il faut aussi bien se rendre compte que dans les cultures traditionnelles anciennes, le culte des grands créateurs n’existe pas. D’immenses artistes ont pu s’y exprimer sans « signer » leurs œuvres. Et surtout sans se considérer, et sans être considérés, comme des artistes.

U.E. : Ils n’ont pas non plus la culture de l’innovation, qui est la marque de l’Occident. Il y a donc des cultures où l’ambition des « artistes » est de répéter très fidèlement le même motif décoratif et de transmettre ce savoir hérité de leurs pairs à leurs élèves. S’il existe des variations dans leur art, vous ne les percevez pas. Lors d’un voyage en Australie, j’ai été particulièrement sensible à l’expérience de vie des aborigènes, pas ceux qui ont été aujourd’hui à peu près tous décimés par l’alcool et la civilisation, mais ceux qui ont vécu sur ces terres avant que les Occidentaux n’y débarquent. Or, que faisaient-ils ? Dans l’immense désert australien, nomades qu’ils étaient, ils poursuivaient leur exploration en tournant toujours en rond. Le soir ils capturaient un lézard, un serpent dont ils faisaient leur repas et au matin, ils repartaient. Si au lieu de tourner en rond, ils avaient un instant poursuivi en ligne droite, ils auraient gagné la mer où un festin les attendait. En tous les cas, aujourd’hui comme hier, leur art est fait de cercles qui nous évoquent une sorte de peinture abstraite, d’ailleurs fort belle. Un jour, lors de ce voyage, nous nous rendons dans une réserve où se trouve une église chrétienne avec son prêtre. Celui-ci nous montre une grande mosaïque, dans le fond du bâtiment, où naturellement on ne voit que des cercles. Le prêtre nous dit que ces cercles, selon les aborigènes, représentent la Passion du Christ, bien qu’il ne puisse expliquer pourquoi. Mon fils, alors adolescent et sans grande éducation religieuse, se rend compte que les cercles sont au nombre de quatorze. C’est évidemment les quatorze stations de la Via Crucis.

Le chemin de croix était rendu, par eux, comme une sorte de mouvement perpétuel et circulaire ponctué de quatorze stations. Ils ne pouvaient donc pas se dégager de leurs propres motifs, de leur imaginaire. Mais il y avait cependant, dans une tradition de répétition, une certaine innovation. Essayons de ne pas trop fantasmer. Je reviens au baroque. Nous avons expliqué l’absence de baroque en France en disant que la monarchie s’était constituée en pouvoir central très fort, pouvoir qui ne pouvait s’identifier qu’avec un certain classicisme. C’est sans doute pour les mêmes raisons que la période dont vous parlez, la fin du XVIIe et le XVIIIsiècle, n’a pas connu de véritable inspiration poétique. La grandeur de la France exigeait alors une manière de discipline antinomique avec la vie artistique.

J.-C.C. : Nous pourrions presque dire que la période du plus grand rayonnement de la France est celle où elle s’est privée de poésie. Où elle est restée presque sans émotion, presque sans voix. Au même moment l’Allemagne traversait la révolution du Sturm und Drang. Parfois je me demande s’il n’y a pas dans le pouvoir contemporain, que représentent des hommes comme Berlusconi et Sarkozy, qui se flattent en toute occasion de ne pas lire, une certaine nostalgie de ce temps-là, où les voix insolentes s’étaient tues, où le pouvoir n’était que prosaïque. Notre président paraît avoir une antipathie naturelle, par moments, pour La Princesse de Clèves. Homme pressé, il ne voit pas l’utilité de cette lecture et il y revient, avec une insistance troublante. Imaginons tous les auteurs que nous pourrions entasser, aux côtés de Madame de Lafayette, dans la grande fosse, dans le long silence des inutiles. A propos : vous avez échappé, en Italie, au Roi-Soleil.