Mais le plus délectable de ces entretiens est peut-être cet hommage rendu à la bêtise, qui veille, silencieuse, sur l’immense labeur opiniâtre de l’humanité et ne s’excuse jamais d’être parfois si péremptoire. C’est précisément là que la rencontre entre le sémiologue et le scénariste, collectionneurs et amoureux des livres, prend tout son sens. Le premier a rassemblé une collection d’ouvrages fort rares sur le faux et l’erreur humaine, dans la mesure où, selon lui, ils conditionnent toute tentative de fonder une théorie de la vérité. « L’être humain est une créature proprement extraordinaire, explique Umberto Eco. Il a découvert le feu, bâti des villes, écrit de magnifiques poèmes, donné des interprétations du monde, inventé des images mythologiques, etc. Mais, en même temps, il n’a pas cessé de faire la guerre à ses semblables, de se tromper, de détruire son environnement, etc. La balance entre la haute vertu intellectuelle et la basse connerie donne un résultat à peu près neutre. Donc, en décidant de parler de la bêtise, nous rendons en un certain sens hommage à cette créature qui est mi-géniale, mi-imbécile. » Si les livres sont censés être l’exact reflet des aspirations et aptitudes d’une humanité en quête de mieux et de plus être, alors ils doivent nécessairement traduire cet excès d’honneur et cette indignité. Ainsi n’espérons pas non plus nous débarrasser de ces ouvrages mensongers, erronés, voire, de notre infaillible point de vue, tout à fait stupides. Ils nous suivront comme des ombres fidèles jusqu’à la fin de notre temps et parleront sans mentir de ce que nous avons été et davantage aussi, de ce que nous sommes. A savoir des chercheurs passionnés et opiniâtres mais à vrai dire sans aucun scrupule. L’erreur est humaine dans la mesure où elle appartient à ceux-là seuls qui cherchent et qui se trompent. Pour chaque équation résolue, chaque hypothèse vérifiée, chaque essai transformé, chaque vision partagée, combien de chemins qui ne mènent nulle part ? Ainsi les livres illuminent-ils le rêve d’une humanité enfin affranchie de ses fatigantes turpitudes, en même temps qu’ils le ternissent et l’assombrissent.
Scénariste de renom, homme de théâtre, essayiste, Jean-Claude Carrière n’a pas moins de sympathie pour ce monument méconnu, et selon lui pas assez visité, qu’est la bêtise et auquel il a consacré un ouvrage constamment réédité : « Lorsque nous avons entrepris, dans les années soixante, avec Guy Bechtel, notre Dictionnaire de la bêtise, nous nous sommes dit : Pourquoi ne s’attacher qu’à l’histoire de l’intelligence, des chefs-d’œuvre, des grands monuments de l’esprit ? La bêtise, chère à Flaubert, nous semblait infiniment plus répandue, cela va de soi, mais aussi plus féconde, plus révélatrice et en un sens plus juste. » Et de considérer que cette attention portée à la bêtise l’avait mis dans la situation de comprendre parfaitement les efforts déployés par Eco pour rassembler les témoignages les plus éclatants sur cette ardente et aveugle passion de nous fourvoyer. Sans doute pouvait-on déceler entre l’erreur et la bêtise une sorte de parenté voire de secrète complicité que rien, à travers les siècles, n’avait semblé en mesure de déjouer. Mais plus étonnant pour nous : il existait entre les interrogations de l’auteur du Dictionnaire de la bêtise et celles de l’auteur de La Guerre du faux, des affinités électives et compassionnelles que ces entretiens ont très largement révélées.
Observateurs et chroniqueurs amusés de ces accidents de parcours, convaincus que nous pouvons saisir quelque chose de l’humaine aventure aussi bien par ses éclats que par ses ratés, Jean-Claude Carrière et Umberto Eco se livrent ici à une improvisation étincelante autour de la mémoire, à partir des flops, des lacunes, des oublis et des pertes irrémédiables qui, tout autant que nos chefs-d’œuvre, la constituent. Ils s’amusent à montrer comment le livre, en dépit des dégâts que les filtrages ont opérés, est finalement passé à travers tous les filets tendus, pour le meilleur et parfois aussi pour le pire. Face au défi que représentent la numérisation universelle des écrits et l’adoption des nouveaux outils de lecture électronique, cette évocation des heurs et malheurs du livre permet de relativiser les mues annoncées. Hommage souriant à la galaxie Gutenberg, ces entretiens raviront tous les lecteurs et amoureux de l’objet livre. Il n’est pas impossible qu’ils nourrissent aussi la nostalgie des possesseurs d’e-books.
OUVERTURE :
Le livre ne mourra pas
Jean-Claude Carrière : Au dernier sommet de Davos, en 2008, à propos des phénomènes qui vont bouleverser l’humanité dans les quinze prochaines années, un futurologue interrogé proposait de n’en retenir que quatre principaux, qui lui semblaient assurés. Le premier est un baril de pétrole à 500 dollars. Le deuxième concerne l’eau, appelée à devenir un produit commercial d’échange exactement comme le pétrole. Nous connaîtrons à la Bourse un cours de l’eau. La troisième prédiction porte sur l’Afrique qui deviendra à coup sûr dans les prochaines décennies une puissance économique, ce que nous souhaitons tous.
Le quatrième phénomène, selon ce prophète professionnel, est la disparition du livre.
La question est donc de savoir si l’évanouissement définitif du livre, s’il disparaît véritablement, peut avoir les mêmes conséquences pour l’humanité que la raréfaction programmée de l’eau, par exemple, ou un pétrole inaccessible.
Umberto Eco : Le livre va-t-il disparaître du fait de l’apparition d’Internet ? J’avais écrit sur ce sujet en son temps, c’est-à-dire au moment où la question semblait pertinente. Désormais, chaque fois qu’on me demande de me prononcer, je ne peux rien faire d’autre que récrire le même texte. Personne ne s’en aperçoit, avant tout parce qu’il n’y a rien de plus inédit que ce qui a été déjà publié ; et ensuite parce que l’opinion publique (ou les journalistes tout au moins) a toujours cette idée fixe que le livre va disparaître (ou alors ce sont ces journalistes qui pensent que leurs lecteurs ont cette idée fixe) et chacun formule inlassablement la même interrogation.
Il y a en réalité très peu de chose à dire sur le sujet. Avec Internet, nous sommes revenus à l’ère alphabétique. Si jamais nous avions cru être entrés dans la civilisation des images, voilà que l’ordinateur nous réintroduit dans la galaxie de Gutenberg et tout le monde se trouve désormais obligé de lire. Pour lire, il faut un support. Ce support ne peut pas être le seul ordinateur. Passez deux heures sur votre ordinateur à lire un roman et vos yeux deviennent des balles de tennis. J’ai chez moi des lunettes Polaroïd qui me permettent de me protéger les yeux contre les nuisances d’une lecture continue de l’écran. D’ailleurs l’ordinateur dépend de la présence de l’électricité et ne peut pas être lu dans une baignoire, même pas couché sur le côté dans un lit. Le livre se présente donc comme un outil plus flexible.