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U.E. : Nous revenons à notre hypothèse. Lorsque l’Etat est trop puissant, la poésie se tait. Lorsque l’Etat est en crise totale, comme c’est le cas en Italie depuis l’après-guerre, alors l’art est libre de dire ce qu’il doit dire. La grande saison du néoréalisme se déploie quand l’Italie est en miettes. Nous n’étions pas encore entrés dans l’ère dite du miracle italien (c’est-à-dire la renaissance industrielle et commerciale des années 1950). Rome ville ouverte est de 1945, Paisà de 1947, Le Voleur de bicyclette de 1948. Venise au XVIIIsiècle était encore une grande puissance commerciale mais déjà en route vers son déclin. Pourtant elle a eu Tiepolo, Canaletto, Guardi, et Goldoni. Donc lorsque le pouvoir s’éclipse, certains arts se trouvent stimulés, d’autres non.

J.-C.C. : Durant l’époque où Napoléon exerce un pouvoir absolu, c’est-à-dire entre 1800 et 1814, il n’y a pas un seul livre publié en France qui se lise encore aujourd’hui. La peinture est pompeuse, bientôt pompière. David, qui était un grand peintre avant Le Sacre, devient tout à fait fade et plat. Il finira tristement en Belgique en peignant des mièvreries antiques. Pas de musique. Pas de théâtre. On rejoue les pièces de Corneille. Napoléon, quand il se rend au théâtre, va voir Cinna. Madame de Staël est obligée de s’exiler. Chateaubriand est détesté par l’autorité. Son chef-d’œuvre, les Mémoires d’outre-tombe, qu’il commence à rédiger secrètement, ne sera publié que partiellement de son vivant, et beaucoup plus tard. Les romans qui ont fait sa gloire sont hélas, aujourd’hui, illisibles. Etrange cas de filtrage : ce qu’il écrivait pour ses nombreux lecteurs nous tombe des mains et ce qu’il écrivait en solitaire, pour lui-même, nous enchante.

U.E. : C’est l’histoire de Pétrarque. Il a passé sa vie en travaillant à sa grande œuvre en latin, Africa, convaincu qu’elle deviendrait la nouvelle Enéide, qu’elle lui apporterait la gloire. Il n’écrivait les sonnets qui l’ont à jamais rendu célèbre que lorsqu’il n’avait rien de mieux à faire.

J.-C.C. : La notion de filtrage dont nous débattons me fait naturellement penser à ces vins que nous filtrons avant de les boire. Il existe maintenant un vin qui présente cette qualité d’être « non filtré ». Il garde toutes ses impuretés qui parfois apportent des saveurs très particulières que le filtrage, par la suite, lui enlève. Peut-être avons-nous goûté à l’école à une littérature trop filtrée et manquant pour cette raison de saveurs impures.

Chaque livre publié aujourd’hui est un post-incunable

J.-P. de T. : Cet échange perdrait probablement de sa pertinence si nous ignorions que vous êtes non seulement des auteurs, mais aussi des bibliophiles, que vous avez consacré votre temps et votre argent à rassembler chez vous des livres fort rares et fort coûteux, et selon des logiques particulières que j’aimerais que vous nous révéliez.

J.-C.C. : Au préalable, une histoire que m’a rapportée Peter Brook. Edward Gordon Craig, grand homme de théâtre, le Stanislavski du théâtre anglais, se trouve à Paris pendant la guerre 39–45 et ne sait que faire. Il a un petit appartement, un peu d’argent, il ne peut évidemment pas rentrer en Angleterre et, pour se désennuyer, il fréquente les bouquinistes des quais de Seine. Il y trouve et achète, par hasard, deux choses. La première c’est un répertoire des rues de Paris à l’époque du Directoire, avec la liste des gens qui habitent à tel ou tel numéro. La seconde est un carnet de tapissier de la même époque, d’un marchand de meubles, où celui-ci avait noté ses rendez-vous.

Craig mit côte à côte le répertoire et le carnet, et passa deux ans à établir les itinéraires précis du tapissier. Sur la base des informations fournies involontairement par l’artisan, il put reconstituer des histoires d’amour et même d’adultère sous le Directoire. Peter Brook, qui a bien connu Craig et qui a pu se rendre compte de la minutie de son enquête, me disait à quel point les histoires ainsi révélées étaient fascinantes. Si pour se rendre de tel endroit à tel autre, où l’attendait son client, il ne lui fallait qu’une heure et qu’il en avait pris en réalité le double, c’était probablement parce qu’il s’était arrêté en chemin. Mais pour quoi faire ?

Comme Craig, j’aime prendre possession d’un livre qui a appartenu à un autre avant moi. J’aime particulièrement la littérature populaire, voire grotesque et burlesque, française du début du XVIIsiècle, littérature qui, je l’ai dit, reste très déconsidérée. J’ai trouvé un jour un de ces livres qui avait été relié sous le Directoire, donc presque deux siècles plus tard, en plein maroquin, dignité considérable pour un livre aussi bon marché à l’époque. Il y a donc eu quelqu’un, sous le Directoire, qui a partagé le même goût que moi, à une époque où cette littérature n’intéressait strictement personne.

Je trouve pour ma part dans ces textes un rythme vagabond, imprévisible, qui ne ressemble à rien, une joie, une insolence, tout un vocabulaire que le classicisme a banni. La langue française a été mutilée par des eunuques comme Boileau, qui filtraient en fonction d’une certaine idée de l’« art ». Il a fallu attendre Victor Hugo pour retrouver un peu de cette richesse populaire confisquée.

J’ai aussi, autre exemple, un ouvrage de l’écrivain surréaliste René Crevel qui a appartenu à Jacques Rigaut, et dédicacé par celui-là à celui-ci. Or les deux hommes se sont tous les deux suicidés. Ce livre, et ce livre seul, crée pour moi une sorte de lien secret, fantomatique mais sanglant, entre deux hommes que leur mort, mystérieusement, rapproche.

U.E. : J’ai des livres qui ont pris une certaine valeur moins à cause de leur contenu ou de la rareté de l’édition qu’à cause des traces qu’y a laissées un inconnu, en soulignant le texte parfois de différentes couleurs, en écrivant des notes en marge… J’ai ainsi un vieux Paracelse dont chaque page ressemble à une dentelle, les interventions du lecteur paraissant comme brodées avec le texte imprimé. Je me dis toujours : d’accord, il ne faut pas souligner ou écrire dans les marges d’un livre ancien et précieux. En même temps, songeons à ce que serait l’exemplaire d’un livre ancien avec des notes de la main de James Joyce… Là, mes préventions s’arrêtent !

J.-C.C. : Certains prétendent qu’il y a deux sortes de livres. Le livre que l’auteur écrit et celui dont le lecteur prend possession. Pour moi, le personnage intéressant est aussi celui qui le possède. C’est ce qu’on appelle la (provenance ». Tel livre « a appartenu à Untel ». Si vous possédez un livre qui provient de la bibliothèque personnelle de Mazarin, vous possédez un morceau de roi. Les grands relieurs parisiens du XIXsiècle n’acceptaient pas de relier n’importe quel livre. Le simple fait qu’un livre soit relié par Marius Michel ou Trautz-Bauzonnet est la preuve, aujourd’hui encore, qu’il avait à leurs yeux une certaine valeur. C’est un peu ce que j’ai raconté à propos de ce relieur iranien, qui prenait soin de lire et de rédiger un résumé. Et attention : si vous vouliez faire relier votre ouvrage par Trautz-Bauzonnet, il fallait attendre parfois cinq ans.