U.E. : Je possède un incunable du Malleus Maleficarum, ce grand et néfaste manuel pour les inquisiteurs et chasseurs de sorcières, relié par un « Moïse Cornu », autrement dit un Juif qui ne travaillait que pour les bibliothèques cisterciennes et qui signait chaque reliure (ce qui est particulièrement rare à cette époque, c’est-à-dire la fin du XVe siècle) par l’image justement d’un Moïse avec des cornes. Il y a là toute une histoire.
J.-C.C. : A travers l’histoire du livre, vous l’avez bien montré avec Le Nom de la rose, on peut reconstituer l’histoire de la civilisation. Avec les religions du Livre, le livre a servi non seulement de contenant, de réceptacle, mais aussi de « grand angle » à partir duquel on pouvait tout observer et tout raconter, peut-être même tout décider. Il était point d’arrivée et point de départ, il était le spectacle du monde, et même de la fin du monde. Mais je reviens un instant à l’Iran et au pays de Mani, le fondateur du manichéisme, un hérétique chrétien que les mazdéens considèrent comme un des leurs. Le grand reproche que Mani faisait à Jésus était, précisément, de ne pas avoir écrit.
U.E. : Sur le sable, une fois.
J.-C.C. : Ah ! Si Jésus avait écrit, disait-il, au lieu de laisser ce soin à d’autres ! Quel prestige, quelle autorité, quelle parole indiscutable ! Mais bon. Il préférait parler. Le livre n’était pas encore ce que nous appelons le livre et Jésus n’était pas Virgile. A propos justement des ancêtres du livre, des volumina romains, je reviens un instant à cette question de l’adaptation que réclament les progrès croissants des techniques. Il y a là encore un paradoxe. Quand nous faisons défiler un texte sur notre écran, ne retrouve-t-on pas quelque chose de ce que les lecteurs de volumina, de rouleaux, pratiquaient autrefois, autrement dit, la nécessité de dérouler un texte enroulé autour d’un support en bois, comme on en voit encore dans certains vieux cafés de Vienne ?
U.E. : Sauf que le déroulement n’est pas vertical, comme sur nos ordinateurs, mais latéral. Il suffit de se souvenir des Evangiles synoptiques, présentés en colonnes juxtaposées et qu’on lisait de gauche à droite en déroulant le rouleau. Et comme les rouleaux étaient lourds, on devait les poser peut-être sur une table.
J.-C.C. : Ou alors on confiait à deux esclaves le soin de les dérouler.
U.E. : Sans oublier que la lecture, jusqu’à saint Ambroise, se faisait à haute voix. C’est lui le premier qui commence à lire sans prononcer les mots. Ce qui avait plongé saint Augustin dans des abîmes de perplexité. Pourquoi à haute voix ? Si vous recevez une lettre écrite à la main, et très mal, vous êtes parfois obligé de vous aider en la lisant à haute voix. Je pratique souvent la lecture à haute voix lorsque je reçois des lettres de correspondants français, les derniers au monde à écrire encore à la main.
J.-C.C. : Nous sommes réellement les derniers ?
U.E. : Oui. C’est là l’héritage d’une certaine éducation, je n’en disconviens pas. C’était le conseil qu’on nous donnait d’ailleurs aussi autrefois. Une lettre tapée à la machine pouvait s’apparenter à une correspondance commerciale. Dans les autres pays, il est admis que pour être lu et compris, il est préférable d’écrire des lettres faciles à lire, et que l’ordinateur est alors notre meilleur allié. Les Français, non. Les Français continuent à vous envoyer des lettres manuscrites que vous êtes désormais incapable de déchiffrer. Au-delà du cas rarissime de la France, partout ailleurs on a perdu non seulement l’habitude d’écrire des lettres à la main, mais aussi de les lire. Le typographe d’autrefois était, lui, capable de déchiffrer toutes les calligraphies du monde.
J.-C.C. : Une chose demeure écrite à la main — mais pas toujours —, c’est l’ordonnance du médecin.
U.E. : La société a inventé les pharmaciens pour les déchiffrer.
J.-C.C. : Si la correspondance manuscrite se perd, ce sont des professions entières qui vont disparaître. Graphologues, écrivains publics, collectionneurs et marchands d’autographes… Ce qui me manque, avec l’usage de l’ordinateur, ce sont les brouillons. Surtout pour les scènes dialoguées. Il me manque ces ratures, ces mots jetés en marge, ce premier désordre, ces flèches qui partent dans tous les sens et qui sont une marque de vie, de mouvement, de recherche encore confuse. Et autre chose : la vision d’ensemble. Lorsque j’écris une scène pour le cinéma, et que j’ai besoin de six pages pour la raconter, j’aime avoir ces six pages écrites devant moi pour en apprécier le rythme, pour y déceler à l’œil d’éventuelles longueurs. L’ordinateur ne me le permet pas. Je dois imprimer les pages et les disposer devant moi. Qu’est-ce que vous écrivez encore à la main ?
U.E. : Mes notes pour ma secrétaire. Mais pas seulement. Je débute toujours un nouveau livre par des notes écrites. Je fais des croquis, des diagrammes qui ne sont pas faciles à réaliser avec l’ordinateur.
J.-C.C. : Cette question des brouillons m’évoque soudain une visite de Borges, en 1976 ou 1977. Je venais d’acheter ma maison à Paris, et elle se trouvait en travaux, en grand désordre. J’étais allé chercher Borges à son hôtel. Nous arrivons, nous traversons la cour, il est à mon bras puisqu’il ne voit presque pas, nous montons l’escalier et, sans me rendre compte de ma méprise, je crois bon de m’excuser du fouillis qu’il n’avait évidemment pas pu voir. Il me répond : « Oui, je comprends. C’est un brouillon. » Tout, même une maison en travaux, se ramenait chez lui à la littérature.
U.E. : A propos de brouillons, je voudrais évoquer un phénomène très évocateur lié aux changements culturels induits par les nouvelles techniques. Nous utilisons l’ordinateur mais nous imprimons comme des fous. Pour un texte de dix pages, j’imprime cinquante fois. Je vais tuer une douzaine d’arbres alors que je n’en tuais peut-être que dix avant l’entrée de l’ordinateur dans ma vie.
Le philologue italien Gianfranco Contini pratiquait ce qu’il appelait la « critique des scartafacci », c’est-à-dire l’étude des différentes phases par lesquelles l’œuvre est passée avant d’atteindre à sa forme définitive. Comment allions-nous donc poursuivre cette étude des variantes avec l’ordinateur ? Eh bien, contre toute attente, l’ordinateur ne supprime pas les étapes intermédiaires, il les multiplie. Lorsque j’écrivais Le Nom de la rose, c’est-à-dire à une période où je ne pouvais pas disposer d’un traitement de texte, je donnais à quelqu’un le soin de retaper le manuscrit sur lequel j’avais retravaillé. Après quoi je corrigeais la nouvelle version et je la donnais de nouveau à retaper. Mais on ne pouvait pas continuer à l’infini. A un moment donné, j’étais obligé de considérer la version que j’avais dans mes mains comme la définitive. Je n’en pouvais plus.
Avec l’ordinateur, au contraire, j’imprime, je corrige, j’intègre mes corrections, j’imprime à nouveau et ainsi de suite. C’est-à-dire que je multiplie les brouillons. On peut avoir ainsi deux cents versions d’un même texte. Vous donnez au philologue un surcroît de travail. Et ce ne sera pourtant pas la série complète. Pourquoi ? Il existera toujours une « version fantôme ». J’écris un texte A sur l’ordinateur. Je l’imprime. Je corrige. Voilà un texte B et je vais intégrer les corrections sur l’ordinateur : après quoi j’imprime de nouveau et je crois avoir dans mes mains un texte C (c’est ce que croiront les philologues du futur). Mais il s’agit en réalité d’un texte D, parce que, au moment de reporter les corrections sur l’ordinateur, j’aurais certainement pris des libertés et modifié davantage encore. Donc entre B et D, entre le texte que j’ai corrigé et la version qui, sur l’ordinateur, aura intégré ces corrections, il y a une version fantôme qui est la véritable version C. Même chose pour les corrections successives. Les philologues auront donc à reconstruire autant de versions fantômes qu’il y a eu d’aller-retour de l’écran au papier.