J.-C.C. : Une école d’écrivains américains, il y a quinze ans, s’est opposée à l’ordinateur sous le prétexte que les différents états du texte apparaissaient à l’écran déjà imprimés, parés d’une vraie dignité. Aussi paraissait-il difficile de les critiquer, de les corriger. L’écran leur donnait l’autorité, le prestige d’un texte déjà presque édité. Une autre école, au contraire, considère que l’ordinateur offre, comme vous le dites, la possibilité de corrections et d’améliorations à l’infini.
U.E. : Mais bien entendu, puisque le texte que nous voyons à l’écran est déjà le texte d’un autre. Vous allez donc pouvoir exercer toute votre férocité critique contre lui.
J.-P. de T. : Vous avez parlé, Jean-Claude, du livre avant le livre, avant même le codex, c’est-à-dire des rouleaux de papyrus, des volumina. C’est sans doute la partie de l’histoire du livre qui nous est la moins familière.
U.E. : A Rome, par exemple, il existait, à côté des bibliothèques, des boutiques où des livres étaient vendus sous forme de rouleaux. Un amateur allait chez le libraire pour lui commander, disons, un exemplaire de Virgile. Le libraire lui demandait de repasser dans quinze jours et le livre était copié spécialement pour lui. Peut-être avait-on en stock certains exemplaires pour les ouvrages les plus demandés. Nous avons des idées très imprécises sur l’achat des livres, et même après l’invention de l’imprimerie. Les premiers livres imprimés n’étaient d’ailleurs pas achetés reliés. Il fallait acheter des feuilles qu’il s’agissait ensuite de faire relier. Et la variété des reliures des ouvrages que nous collectionnons est une des raisons qui expliquent le bonheur que nous pouvons tirer de la bibliophilie. Cette reliure peut faire une différence considérable entre deux exemplaires du même livre, aussi bien pour l’amateur que pour l’antiquaire. C’est entre les XVIIe et XVIIIe siècles, je crois, qu’apparaissent les premiers ouvrages vendus déjà reliés.
J.-C.C. : C’est ce qu’on appelle les « reliures de l’éditeur ».
U.E. : Ce sont ceux qu’on peut voir dans les bibliothèques des nouveaux riches, achetés au mètre chez les bouquinistes par l’architecte d’intérieur. Mais il y avait aussi une autre façon de personnaliser les livres imprimés : c’était de laisser les grandes initiales non imprimées sur chaque page pour permettre aux enlumineurs de faire croire au possesseur qu’il détenait en réalité un manuscrit unique. Tout ce travail, évidemment, était fait à la main. Même chose si le livre comportait des gravures : chacune était rehaussée de couleurs.
J.-C.C. : Il faut aussi préciser que les livres étaient très chers et que seuls les rois, les princes, les riches banquiers pouvaient en faire l’acquisition. Le prix de ce petit incunable que j’ai pris dans ma bibliothèque était, au moment où il a été fabriqué, plus élevé sans doute qu’il ne l’est aujourd’hui. Rendons-nous compte du nombre de petits veaux qu’il faut tuer pour pouvoir réaliser ce type d’ouvrage, où toutes les pages sont imprimées sur peau de vélin, c’est-à-dire de veau mort-né. Régis Debray s’est demandé ce qui se serait passé si les Romains et les Grecs avaient été végétariens. Nous n’aurions aucun des livres que l’Antiquité nous a légués sur parchemin, c’est-à-dire sur une peau d’animal tannée et résistante.
Livres très chers, donc, mais à côté desquels existaient, et ce dès le XVe siècle, les livres de colportage, non reliés, utilisant du mauvais papier et vendus pour quelques sols. Ceux-ci voyageaient, dans les hottes des colporteurs, à travers toute l’Europe. De la même manière que certains érudits traversaient la Manche et les Alpes pour se rendre dans un monastère italien où se trouvait un ouvrage particulièrement rare et dont ils avaient le plus urgent besoin.
U.E. : On connaît la belle histoire de Gerbert d’Aurillac, le pape de l’an mil, Sylvestre II. Il apprend qu’une copie de la Pharsale de Lucain se trouve en la possession d’un certain personnage prêt à s’en séparer. Il promet en échange une sphère armillaire (un astrolabe sphérique) en cuir. Il reçoit le manuscrit et découvre qu’il manque les deux derniers chants. Il ignorait que Lucain s’était suicidé avant de les écrire. Alors, pour se venger, il n’envoie que la moitié de la sphère. Ce Gerbert était un savant et un érudit mais également un collectionneur. L’an mil est présenté souvent comme une période néandertalienne. Ce n’est évidemment pas le cas. Nous en avons ici une preuve.
J.-C.C. : De même il est inexact d’imaginer un continent africain sans livres, comme si les livres avaient été la marque distinctive de notre civilisation. La bibliothèque de Tombouctou s’est enrichie tout au long de son histoire des ouvrages que les étudiants, qui venaient rencontrer dès le Moyen Age les sages noirs du Mali, apportaient avec eux comme monnaie d’échange et qu’ils laissaient sur place.
U.E. : J’ai visité cette bibliothèque. Un de mes rêves a toujours été d’aller à Tombouctou avant de mourir. A ce propos j’ai une histoire qui apparemment n’a rien à voir avec notre sujet, mais qui nous dit quelque chose sur le pouvoir des livres. C’est en allant au Mali qu’il m’a été donné de découvrir le pays des Dogons, dont la cosmologie avait été décrite par Marcel Griaule dans son célèbre Dieu d’eau. Or les persifleurs disent que Griaule avait beaucoup inventé. Mais si vous allez maintenant interroger un vieux Dogon sur sa religion, il vous raconte exactement ce que Griaule a écrit — c’est-à-dire que ce que Griaule a écrit est devenu la mémoire historique des Dogons… Lorsque vous arrivez là-bas (ou mieux là-haut, au sommet d’une falaise extraordinaire), vous vous trouvez encerclé par des enfants qui vous demandent toutes sortes de choses.
J’ai interpellé un de ces enfants pour lui demander s’il était musulman. « Non, a-t-il répondu, je suis animiste. » Or, pour qu’un animiste puisse dire qu’il est animiste, il doit avoir fait quatre ans à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes parce que, tout simplement, un animiste ne peut pas savoir qu’il l’est, comme l’homme de Néandertal ne savait pas qu’il était un homme de Néandertal. Voilà une culture orale désormais déterminée par des livres.
Mais revenons aux livres anciens. Nous expliquons que les livres imprimés circulaient davantage dans les milieux cultivés. Mais ils circulaient certainement bien davantage que les manuscrits, c’est-à-dire les codices qui les ont précédés, et donc l’invention de l’imprimerie représente sans aucun doute une véritable révolution démocratique. On ne peut concevoir la Réforme protestante et la diffusion de la Bible sans le secours de l’imprimerie. Au XVIe siècle, l’imprimeur vénitien Aldo Manuce aura même la grande idée de faire le livre de poche, beaucoup plus facile à transporter. On n’a jamais inventé de moyen plus efficace de transporter l’information, que je sache. Même l’ordinateur avec tous ses gigas doit être branché. Pas ce problème avec le livre. Je le répète. Le livre est comme la roue. Lorsque vous l’avez inventé, vous ne pouvez pas aller plus loin.