J.-C.C. : A propos de roue, c’est une des grandes énigmes que doivent résoudre les spécialistes des civilisations précolombiennes. Comment expliquer qu’aucune d’elles n’ait inventé la roue ?
U.E. : Peut-être parce que la plupart de ces civilisations étaient si haut perchées que la roue n’aurait pas pu concurrencer le lama.
J.-C.C. : Mais il y a de grandes étendues de plaines au Mexique. C’est une énigme bizarre, puisqu’ils n’avaient pas ignoré la roue pour confectionner certains jouets.
U.E. : Vous savez que Héron d’Alexandrie, au Ier siècle avant J.-C., est le père d’une quantité d’inventions incroyables mais qui sont demeurées précisément à l’état de jouets.
J.-C.C. : On raconte même qu’il avait inventé un temple dont les portes s’ouvraient automatiquement, comme celles de nos garages, aujourd’hui. Cela pour donner plus de prestige aux dieux.
U.E. : Seulement, il était plus facile de faire exécuter certains travaux par les esclaves que de réaliser ces inventions.
J.-C.C. : Mexico étant à quatre cents kilomètres de chaque océan, il existait des relais de coureurs qui apportaient le poisson frais sur la table de l’empereur en moins d’une journée. Chacun d’eux courait à toute vitesse pendant quatre ou cinq cents mètres, puis transmettait sa charge. Cela confirme votre hypothèse.
Je reviens à la diffusion des livres. A cette roue du savoir qui est parfaite, comme vous dites. Il faut se souvenir que le XVIe et déjà le XVe siècle sont en Europe des époques particulièrement troublées, où ceux que nous appellerions les intellectuels conservent des relations épistolaires fréquentes. Ils s’écrivent en latin. Et le livre, en ces temps difficiles, est un objet qui circule partout, aisément. Il est un des outils de la sauvegarde. De même, à la fin de l’Empire romain, certains intellectuels se retirent dans des couvents pour copier tout ce qu’on peut sauver d’une civilisation qui s’écroule, ils le sentent. Pratiquement, cela se passe à toutes les époques où la culture est en danger.
Dommage que le cinéma n’ait pas connu ce principe de sauvegarde. Connaissez-vous ce livre publié aux Etats-Unis joliment intitulé Photographies de films perdus ? Ne restent de ces films que quelques images à partir desquelles nous devons essayer de reconstituer le film lui-même. C’est un peu l’histoire de notre relieur iranien.
Mais il y a plus. La novélisation de films, c’est-à-dire le livre illustré tiré d’un film, est un procédé déjà ancien. Il remonte aux temps du cinéma muet. Or nous avons gardé certains de ces livres, tirés de films, alors que les films eux-mêmes ont disparu. Le livre a survécu au film qui l’a inspiré. Il existe ainsi, déjà, une archéologie du cinéma. Enfin, une question que je vous pose et pour laquelle je n’ai pas trouvé de réponse : pouvait-on entrer à la bibliothèque d’Alexandrie comme on entre à la Bibliothèque nationale, s’asseoir et lire un livre ?
U.E. : Je ne le sais pas non plus et je me demande si nous le savons. Nous devons nous demander d’abord combien de personnes savaient lire. Nous ne savons pas non plus combien de volumes possédait la bibliothèque d’Alexandrie. Nous sommes mieux renseignés sur les bibliothèques médiévales, et c’est toujours beaucoup moins que ce que nous pensons.
J.-C.C. : Parlez-moi de votre collection. Combien avez-vous d’incunables proprement dits ?
J.-P. de T. : Vous avez fait déjà référence plusieurs fois aux « incunables ». Nous avons compris de quoi il s’agissait, de livres anciens. Mais peut-on être plus précis ?
U.E. : Un journaliste italien, homme très cultivé d’ailleurs, avait écrit un jour à propos d’une bibliothèque en Italie qu’il s’y trouvait des incunables du XIIIe siècle ! On croit souvent qu’un incunable est un manuscrit enluminé…
J.-C.C. : Sont dits « incunables » tous les livres imprimés à partir de l’invention de l’imprimerie et jusqu’à la nuit du 31 décembre 1500. « Incunable », du latin incunabula, représente le « berceau » de l’histoire du livre imprimé, autrement dit tous les livres imprimés au XVe siècle. Il est admis que la date la plus probable d’impression de la Bible à quarante-deux lignes de Gutenberg (qui a l’inconvénient de ne comporter aucune date au colophon, c’est-à-dire dans la note informative qui se trouvait dans les dernières pages des livres anciens) est 1452–1455. Les années suivantes constituent ce « berceau », période qu’il est convenu de clore au dernier jour de l’année 1500, l’année 1500 appartenant encore au XVe siècle. De la même façon que l’année 2000 fait encore partie du XXe siècle. Voilà pourquoi, entre parenthèses, il était parfaitement inadéquat de fêter le début du XXIe siècle le 31 décembre 1999. Nous aurions dû le fêter le 31 décembre 2000, à la vraie fin du siècle. Nous avions parlé de ces questions lors de notre précédente rencontre[1].
U.E. : Il suffit de compter sur ses doigts, non ? 10 fait partie de la première décade. Donc 100 fait partie de la centaine. Il faut parvenir au 31 décembre de l’année 1500 — quinze fois 100 — pour entamer une nouvelle centaine. Avoir fixé cette date arbitrairement est un acte de pur snobisme, car rien ne différencie un livre imprimé en 1499 d’un livre imprimé en 1502. Pour bien vendre un livre qui malheureusement n’a été imprimé qu’en 1501, les antiquaires l’appellent fort adroitement « post-incunable ». Dans ce sens-là, même ce livre-ci, celui qui sortira de nos entretiens, sera un post-incunable.
Maintenant, pour répondre à votre question, je ne possède qu’une trentaine d’incunables, mais j’ai certainement les « incontournables » (comme on aime dire aujourd’hui), comme par exemple l’Hypnerotomachia Poliphili, la Chronique de Nuremberg, les livres hermétiques traduits par Ficin, l’Arbor vitae crucifixae d’Ubertino Da Casale, qui est devenu un des personnages de mon Nom de la rose, et ainsi de suite. Ma collection est très orientée. Il s’agit d’une Bibliotheca Semiologica Curiosa Lunatica Magica et Pneumatica, autrement dit d’une collection consacrée aux sciences occultes et aux sciences fausses. J’ai Ptolémée, qui se trompait sur le mouvement de la Terre, mais je n’ai pas Galilée, qui avait raison.
J.-C.C. : Alors vous possédez forcément les œuvres d’Athanasius Kircher, esprit encyclopédiste comme vous les aimez et sans doute promoteur de pas mal d’idées fausses…
U.E. : J’ai toutes ses œuvres sauf la première, l’Ars magnesia, qu’on ne trouve pas en circulation bien qu’il s’agisse d’un petit livre sans images. Probablement n’en avait-on imprimé que très peu d’exemplaires à l’époque où Kircher n’était pas encore connu. Ce bouquin était tellement dépourvu de charme que personne n’a vraiment songé à le conserver avec soin. Mais j’ai aussi les œuvres de Robert Fludd et d’un certain nombre d’autres esprits lunatiques.
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