J.-C.C. : Vous continuez à enrichir votre collection ?
U.E. : Autrefois je courais partout pour dégoter des pièces curieuses. Je me limite maintenant à quelques déplacements. Je vise la qualité. Ou bien je cherche à combler les vides dans l’opera omnia d’un auteur. Comme c’est le cas pour Kircher.
J.-C.C. : L’obsession du collectionneur est souvent de mettre la main sur un objet rare, et pas tellement de le conserver. Je connais une anecdote étonnante à ce sujet. Il existait deux exemplaires du livre fondateur de la littérature brésilienne, Guarani, un roman édité à Rio vers 1840. L’un était dans un musée tandis que l’autre rôdait quelque part. Mon ami José Mindlin, ce grand collectionneur brésilien, apprend que le livre est en la possession d’une personne, à Paris, disposée à le vendre. Il prend un billet d’avion São Paulo-Paris et une chambre au Ritz pour aller à la rencontre de l’amateur d’Europe centrale propriétaire de l’exemplaire convoité. Les deux hommes s’enferment pendant trois jours dans une chambre du Ritz pour négocier. Trois jours de discussion âpre. Un accord est finalement trouvé et le livre devient la propriété de José Mindlin, qui reprend l’avion aussitôt. Au cours du vol, il a tout le loisir de découvrir l’exemplaire récemment acquis, quelque peu dépité de constater que le livre en lui-même n’offre rien de très extraordinaire, mais il s’y attendait. Il le tourne un peu dans tous les sens, cherche le détail rare, la singularité, puis il le repose à côté de lui. A l’arrivée au Brésil, il l’oublie dans l’avion. Il avait acquis l’objet mais cet objet, du même coup, avait perdu toute importance. Il se trouve que, par un petit miracle, le personnel d’Air France a remarqué le livre et l’a mis de côté. Mindlin a pu le récupérer. Il disait que cela ne lui avait fait, finalement, ni chaud, ni froid. Et je le confirme : le jour où j’ai dû me délester d’une partie de ma bibliothèque, je n’en ai pas ressenti de peine particulière.
U.E. : J’ai fait cette expérience, moi aussi. Le vrai collectionneur est davantage intéressé par la quête que par la possession, comme le vrai chasseur est concerné d’abord par la chasse et ensuite éventuellement par la préparation culinaire et la dégustation des animaux qu’il a abattus. Je connais des collectionneurs (et remarquez qu’on collectionne tout, livres, timbres-poste, cartes postales, bouchons de champagne) qui passent leur vie entière à confectionner une collection complète et qui, une fois cette collection constituée, la vendent ou même la donnent à une bibliothèque ou à un musée…
J.-C.C. : Je reçois comme vous un très grand nombre de catalogues de libraires. La plupart sont des catalogues de catalogues de livres. « Books on books », comme on les appelle. Il y a des ventes aux enchères où on ne vend que des catalogues de librairies. Certains datent du XVIIIe siècle.
U.E. : Je suis obligé de me débarrasser de ces catalogues, qui sont souvent de véritables objets d’art. Mais la place d’un livre aussi a un prix, nous en reparlerons. A présent, tous ces catalogues, je les apporte à l’université où je dirige un master ouvert aux futurs éditeurs. Il y a naturellement un cours sur l’histoire du livre. J’en garde seulement quelques-uns lorsqu’ils concernent les thématiques qui me sont chères, ou bien lorsqu’ils sont bougrement beaux. Certains de ces catalogues sont conçus non pas pour de véritables bibliophiles, mais pour les nouveaux riches qui veulent investir dans le livre ancien. Dans ce cas ils font penser davantage à des livres d’art. S’ils n’étaient pas envoyés gratuitement, ils coûteraient une fortune.
J.-P. de T. : Je ne peux m’empêcher de vous demander ce que coûtent ces incunables. Le fait d’en posséder quelques-uns fait-il de vous des personnes fortunées ?
U.E. : Cela dépend. Il y a des incunables qui désormais coûtent des millions d’euros et d’autres que vous pouvez acquérir pour quelques centaines seulement. Le plaisir du collectionneur est aussi de trouver un ouvrage rarissime et de le payer la moitié ou le quart de son prix. Même si cela devient de plus en plus rare, parce que le marché se réduit comme une peau de chagrin, il n’est toutefois pas absolument impossible de réaliser quelques bonnes opérations. Parfois un bibliophile peut même faire des achats convenables chez un antiquaire réputé pour être très cher. Un livre en latin en Amérique, même assez rare, n’intéressera pas les collectionneurs parce qu’ils ne lisent pas les langues étrangères et moins encore le latin ; à plus forte raison si on peut trouver ce texte dans les grandes bibliothèques universitaires. Ce qui les intéresse de manière obsessionnelle ce sera davantage une première édition de Mark Twain, par exemple (à n’importe quel prix). J’avais trouvé un jour chez Kraus, à New York, un antiquaire de grande tradition (qui malheureusement a fermé il y a quelques années), le De harmonia mundi de Francesco Giorgi, un livre merveilleux imprimé en 1525. J’en avais vu une copie à Milan mais je l’avais trouvée trop chère. Chez Kraus, parce que les grandes bibliothèques universitaires le détenaient dejà et que pour le collectionneur américain commun un livre en latin ne présentait aucun intérêt, je l’ai acheté pour un cinquième du prix proposé à Milan.
J’ai fait une autre bonne affaire en Allemagne. Une fois, dans un catalogue d’une séance de vente aux enchères contenant des milliers de livres classés par sections, je regarde presque par hasard la liste des ouvrages rassemblés sous la rubrique « Théologie ». Tout d’un coup, je découvre un titre, Offenbarung göttlicher Mayestat d’Aloysius Gutman. Gutman, Gutman… Le nom me dit quelque chose. Je fais une rapide recherche et je découvre que Gutman est considéré comme étant l’inspirateur des tous les manifestes rose-croix, mais que son livre n’avait jamais paru dans un catalogue sur le sujet, au moins dans les trente dernières années. On le proposait pour une mise à prix de départ de cent euros d’aujourd’hui. Je me suis dit que peut-être il pouvait échapper à l’attention des collectionneurs intéressés parce qu’il aurait dû normalement être présenté dans la section « Occulta ». L’enchère avait lieu à Munich. J’écris à mon éditeur allemand (qui est de Munich) de se porter acquéreur mais en n’offrant pas plus de deux cents euros. Il l’a eu pour cent cinquante.
Ce livre n’est pas seulement d’une rareté absolue, mais chaque page comporte en marge des notes en gothique de couleurs rouge, noire, verte qui en font un objet d’art en soi. Mais au-delà de ces coups de chance, ces dernières années, les enchères ont atteint des sommets inégalés du fait de la présence sur le marché d’acheteurs qui ne savent rien des livres mais à qui on a simplement dit que l’achat de vieux livres représentait un bon investissement. Ce qui est absolument faux. Si vous achetez un bon du Trésor à mille euros, vous pouvez le vendre peu de temps après soit au même prix, soit avec une petite ou une grande marge, sur un simple coup de fil à votre banque. Mais si vous achetez un livre mille euros, vous ne le revendrez pas demain mille euros. Le libraire aussi doit dégager une marge : il a engagé des frais pour le catalogue, pour sa boutique et ainsi de suite — et d’ailleurs, s’il est malhonnête, il essaiera de vous donner moins du quart de sa valeur sur le marché. Dans tous les cas, pour trouver le bon client, il faut du temps. Vous ferez de l’argent seulement après votre mort en confiant la vente de vos livres à Christie’s.