Выбрать главу

Il y a cinq ou six ans, un antiquaire de Milan m’a montré un merveilleux incunable de Ptolémée. Malheureusement, il me demandait l’équivalent de cent mille euros. C’était trop, au moins pour moi. Il est probable que si je l’avais acheté à ce prix, j’aurais eu toutes les peines du monde à le revendre au même prix. Or, trois semaines plus tard, un Ptolémée semblable a été cédé lors d’une enchère publique à sept cent mille euros. De soi-disant investisseurs s’étaient amusés à en faire monter le prix. Et depuis lors, je l’ai vérifié, chaque fois qu’il apparaissait dans un catalogue, il n’était jamais meilleur marché. A ce prix-là, le livre échappe aux véritables collectionneurs.

J.-C.C. : Il devient un objet de finance, un produit, et c’est assez triste. Les collectionneurs, les vrais amoureux des livres ne sont pas en général des gens de grosse fortune. Avec le passage par la banque, avec l’étiquette « investissement », là comme ailleurs, quelque chose se perd.

U.E. : D’abord, le collectionneur ne se rend pas aux ventes aux enchères. Ces enchères se tenant aux quatre coins de la planète, il lui faudrait des moyens considérables pour pouvoir être présent à chaque vente. Mais la seconde raison est que les libraires phagocytent littéralement la vente : ils se mettent d’accord entre eux pour ne pas faire monter les enchères, après quoi ils se revoient à l’hôtel et se redistribuent ce qu’ils ont acheté. Pour acheter un livre qu’on aime, il faut laisser passer parfois dix ans. Encore une fois, j’ai fait une des plus belles affaires de ma vie chez Kraus, à propos de cinq incunables reliés ensemble pour lesquels on demandait ce qui pour moi était évidemment trop cher. Mais chaque fois que je revenais chez eux, je plaisantais sur le fait qu’ils n’avaient toujours pas vendu les livres, signe qu’ils étaient peut-être trop chers. A la fin, le patron m’a dit que ma fidélité et mon obstination devaient être récompensées et il m’a cédé les livres pour la moitié, environ, de ce qu’il demandait auparavant. Un mois plus tard, dans un autre catalogue, un seul de ces incunables était évalué plus ou moins à deux fois ce que j’avais payé pour les cinq. Et dans le cours des années qui ont suivi, le prix de chacun des cinq n’a cessé de grimper. Dix ans de patience. Le jeu est amusant.

J.-C.C. : Croyez-vous que le goût des livres anciens va durer ? C’est la question que se posent, non sans inquiétude, les bons libraires. S’ils n’ont plus qu’une clientèle de banquiers, le métier est foutu. Plusieurs libraires que je connais me disent qu’il y a de moins en moins de vrais amateurs parmi les nouvelles générations.

U.E. : Il faut rappeler que les livres anciens sont nécessairement des objets en voie de disparition. Si j’ai un bijou très rare en ma possession, ou même un Raphaël, lorsque je meurs, ma famille le vend. Mais si j’ai une bonne collection de livres, j’indique en général sur mon testament que je veux qu’elle ne soit pas éparpillée parce que j’ai passé toute ma vie à la constituer. Alors, ou bien elle sera donnée à une institution publique, ou bien elle sera achetée, par le biais de Christie’s, par une grande bibliothèque, généralement américaine.

Tous ces livres disparaissent alors pour toujours du marché. Le diamant revient sur le marché chaque fois que son nouveau propriétaire meurt. Mais l’incunable, lui, est maintenant référencé dans le catalogue de la bibliothèque de Boston.

J.-C.C. : Il n’en sortira plus.

U.E. : Plus jamais. Donc, au-delà des dégâts produits par les soi-disant investisseurs, chaque exemplaire d’un livre ancien devient de plus en plus rare, et donc nécessairement de plus en plus coûteux. Quant aux nouvelles générations, je ne pense pas que le goût des livres rares y ait disparu. Je me demande plutôt s’il a jamais existé, les livres anciens ayant toujours coûté au-delà des possibilités financières des jeunes gens. Mais il faut aussi dire que, si quelqu’un est véritablement passionné, il peut devenir collectionneur sans dépenser trop. J’ai retrouvé dans mes rayons deux Aristote du XVIsiècle, achetés par curiosité dans ma jeunesse et qui (en voyant le prix écrit au crayon par le bouquiniste sur la page du titre) m’avaient coûté quelque chose comme deux euros d’aujourd’hui. Du point de vue d’un antiquaire, ce n’est évidemment pas grand-chose.

J’ai un ami qui collectionne les petits volumes de la BUR, la Bibliothèque Universelle Rizzoli, qui était l’équivalent de la Bibliothèque Reclam en Allemagne. Ce sont des livres parus dans les années cinquante, devenus très rares à cause de leur aspect fort modeste et, parce qu’ils ne coûtaient presque rien, personne ne se souciait de les conserver soigneusement. Pourtant, en reconstituer la série complète (presque un millier de titres) est une entreprise passionnante qui ne nécessite pas d’avoir de l’argent et d’aller chez un antiquaire de luxe, mais davantage d’explorer le petit marché aux puces (ou aujourd’hui eBay). On peut être bibliophile à bon prix. J’ai un autre ami qui collectionne de modestes éditions anciennes (mais non nécessairement originales) de poètes qu’il affectionne parce que, me dit-il, la lecture des poèmes dans une impression de l’époque a un autre « goût ».

Est-il un bibliophile pour autant ? Ou simplement un passionné de poésie ? Vous trouverez un peu partout des marchés de vieux livres où vous pourrez dénicher des éditions du XIXsiècle et même des premières éditions du XXsiècle, au prix d’une choucroute au restaurant (sauf si vous voulez la première édition des Fleurs du mal). J’avais un étudiant qui collectionnait seulement les guides touristiques des différentes villes, les plus périmés, qu’on lui vendait pour trois fois rien. Il en a tiré tout de même une thèse de doctorat sur la vision d’une ville à travers les décennies. Ensuite il a publié sa thèse. Il en a fait un livre.

J.-C.C. : Je peux raconter comment j’ai fait l’acquisition un jour d’un Fludd complet, en reliure uniforme d’époque. Sans doute un exemplaire unique. L’histoire commence dans une riche famille, en Angleterre, qui possède une bibliothèque précieuse et qui compte plusieurs enfants. Parmi eux, ce qui arrive souvent, un seul connaît la vraie valeur des livres. Lorsque le père meurt, le connaisseur dit nonchalamment à ses frères et sœurs : « Moi je prends juste les livres. Débrouillez-vous avec le reste. » Les autres sont enchantés. Ils ont les terres, l’argent, les meubles, le château. Mais le nouveau détenteur des livres, lorsqu’ils sont en sa possession, ne peut pas les vendre officiellement, sous peine d’alerter la famille qui se rendra compte, au vu des résultats de la vente, que « juste les livres » n’était pas rien, au contraire, et qu’ils se sont fait rouler. Il décide alors, sans en parler à sa famille, de les vendre secrètement à des courtiers internationaux, qui sont souvent des personnages fort étranges. Le Fludd m’est arrivé par l’entremise d’un courtier qui se déplaçait à vélomoteur, un sac plastique accroché au guidon, et dans ce sac il trimbalait parfois des trésors. J’ai mis quatre ans à payer cet ensemble mais personne, dans la famille anglaise, n’a pu savoir entre les mains de qui il avait terminé sa course, et à quel prix.