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U.E. : Il existe peut-être une réponse à notre interrogation. Sur chaque livre s’incrustent, au long du temps, toutes les interprétations que nous en avons données. Nous ne lisons pas Shakespeare comme il l’a écrit. Notre Shakespeare est donc bien plus riche que celui qu’on lisait dans son temps. Pour qu’un chef-d’œuvre soit un chef-d’œuvre, il suffit qu’il soit connu, c’est-à-dire qu’il absorbe toutes les interprétations qu’il a suscitées, lesquelles vont contribuer à faire de lui ce qu’il est. Le chef-d’œuvre inconnu n’a pas eu assez de lecteurs, de lectures, d’interprétations. Enfin, on pourrait dire que c’est le Talmud qui a produit la Bible.

J.-C.C. : Chaque lecture modifie le livre, bien entendu, comme les événements que nous traversons. Un grand livre reste toujours vivant, il grandit et vieillit avec nous, sans jamais mourir. Le temps le fertilise et le modifie, alors que les ouvrages sans intérêt glissent à côté de l’Histoire et s’évanouissent. Je me suis retrouvé, il y a quelques années, en train de relire Andromaque de Racine. Je tombe tout à coup sur une tirade où Andromaque raconte à sa servante le massacre de Troie : « Songe, songe, Céphise, à cette nuit cruelle / Qui fut pour tout un peuple une nuit éternelle. » Vous lisez ces lignes différemment après Auschwitz. Le jeune Racine nous décrivait déjà un génocide.

U.E. : C’est l’histoire du Pierre Ménard de Borges. Il imagine qu’un auteur s’est essayé à récrire le Quichotte en assimilant l’histoire et la culture de l’Espagne du XVIIsiècle. Il écrit donc un Quichotte qui est, mot pour mot, identique à celui de Cervantès, mais dont le sens change parce que la même phrase, dite aujourd’hui, n’a pas la même signification qu’en ce temps-là. Et nous la lisons d’une façon différente, aussi, à cause des lectures infinies qu’elle a provoquées et qui sont devenues comme partie intégrante du texte original. Le chef-d’œuvre inconnu, lui, n’a pas eu cette chance.

J.-C.C. : On ne naît pas chef-d’œuvre, on le devient. Il faut ajouter que les grandes œuvres s’influencent réciproquement à travers nous. Nous pouvons sans doute expliquer combien Cervantès a eu d’influence sur Kafka. Mais nous pouvons aussi dire — Gérard Genette l’a clairement montré — que Kafka a influencé Cervantès. Si je lis Kafka avant de lire Cervantès, à travers moi et à mon insu, Kafka modifiera ma lecture du Quichotte. De la même manière que nos parcours de vie, nos expériences personnelles, cette époque où nous vivons, les informations que nous recevons, tout, même nos infortunes domestiques ou les problèmes de nos enfants, tout influence notre lecture des œuvres anciennes.

Il m’arrive d’ouvrir de temps à autre des livres, au hasard. Ainsi, le mois dernier, j’ouvre le Quichotte dans sa dernière partie, celle qu’on lit le moins. Sancho, de retour de son « île », rencontre un de ses amis, nommé Ricote, un converso, c’est-à-dire un Maure converti, qu’un décret royal (le fait est historique) vient de décider de renvoyer en Berbérie, en Afrique, pays qu’il ne connaît pas, dont il ne parle pas la langue et dont il ne pratique pas la religion, étant né en Espagne comme ses parents et se disant bon chrétien. Cette page est étonnante. Elle nous parle directement de nous, simplement, sans intermédiaire : « Nulle part nous ne trouvons l’accueil que souhaite notre infortune », dit le personnage. Autorité, familiarité et actualité d’un grand livre : nous l’ouvrons, il nous parle de nous. Parce que nous avons vécu depuis ce temps-là, parce que notre mémoire s’est ajoutée, s’est mêlée au livre.

U.E. : C’est le cas de la Joconde. Vinci a fait des choses que je considère plus belles, par exemple la Vierge aux rochers ou la Dame à l’hermine. Mais la Joconde a reçu plus d’interprétations, lesquelles, comme des couches sédimentaires, se sont déposées avec le temps sur la toile en la transformant. Eliot avait déjà dit tout cela dans son essai sur Hamlet. Hamlet n’est pas un chef-d’œuvre, c’est une tragédie désordonnée qui ne réussit pas à harmoniser des sources différentes. Pour cette raison elle est devenue énigmatique et tout le monde continue à s’interroger à son sujet. Hamlet n’est pas un chef-d’œuvre pour ses qualités littéraires ; c’est parce qu’il résiste à nos interprétations qu’il est devenu un chef-d’œuvre. Il suffit parfois de prononcer des mots insensés pour passer à la postérité.

J.-C.C. : Et les redécouvertes. Une œuvre traverse le temps et semble attendre son heure de lumière. La télévision m’a demandé si j’aimerais adapter Le Père Goriot. Je n’avais pas lu ce roman depuis trente ans, au moins. Je me suis assis, un soir, pour y jeter un coup d’œil. Je n’ai pas pu le lâcher avant la fin, vers trois ou quatre heures du matin. Je sentais une telle pulsion dans ces pages, une telle énergie d’écriture, qu’il m’était impossible de lever les yeux un instant. Comment se fait-il que Balzac, qui a trente-deux ans lorsqu’il écrit ce livre, qui n’est pas marié, qui n’a pas d’enfants, décortique les relations d’un vieux père avec ses filles d’une manière aussi cruelle, précise et juste ? Il raconte par exemple à Rastignac, qui partage la même pension, qu’il va voir passer ses filles le soir, sur les Champs-Elysées. Il leur a payé des calèches, des laquais et tout ce qui peut contribuer à leur félicité. Et il s’est appauvri, bien sûr, ruiné même. Comme il a peur de les gêner par sa présence, il ne se fait pas voir, il ne leur adresse aucun signe. Il se contente d’écouter les commentaires admiratifs de ceux qui les voient passer et il dit à Rastignac : « Je voudrais être le petit chien sur leurs genoux. » Avoir trouvé ça ! Il y a donc des redécouvertes collectives, de temps en temps, mais aussi des redécouvertes personnelles, précieuses, que chacun de nous peut faire, un soir, en saisissant un livre oublié.

U.E. : Je me rappelle avoir découvert dans ma jeunesse Georges de La Tour, et j’en étais devenu amoureux, me demandant pourquoi on ne le considérait pas comme un génie à la hauteur du Caravage. Des décennies plus tard, La Tour a été redécouvert et encensé. Il est devenu alors très populaire. Parfois il suffit de faire une exposition (ou une édition nouvelle d’un livre) pour provoquer ce soudain engouement.

J.-C.C. : Nous pourrions aborder au passage le thème de la résistance de certains livres à la destruction. Nous avons parlé déjà de la manière dont les Espagnols se sont comportés face aux civilisations amérindiennes. De ces langages, de ces littératures, nous n’avons conservé qu’un total de trois codex mayas et quatre codex aztèques. Deux d’entre eux ont été retrouvés par miracle. L’un, un codex maya, à Paris ; l’autre, aztèque, à Florence, appelé pour cette raison codex florentino. Est-ce qu’il y aurait des livres rusés, entêtés, qui voudraient absolument survivre et s’échouer un jour sous nos yeux ?