J.-P. de T. : Peut-être le détournement de manuscrits et de livres précieux constitue-t-il une tentation pour ceux qui ont une idée précise de leur valeur. Un conservateur de la BN à Paris a été accusé récemment d’avoir détourné un manuscrit appartenant au fonds hébraïque dont il avait la charge.
U.E. : Il y a aussi des livres qui ont survécu grâce à des voleurs. Votre question me fait songer à l’histoire de Girolamo Libri, un comte florentin du XIXe siècle, grand mathématicien devenu citoyen français. C’est en tant que grand savant, très respecté, qu’il est nommé commissaire extraordinaire pour le sauvetage de manuscrits appartenant au patrimoine national. Il parcourt toute la France, allant d’un monastère à une bibliothèque municipale, et s’emploie en effet à arracher à leur triste sort des documents de très grande valeur et quantité de livres précieux. Son entreprise est saluée par le pays qui l’a accueilli, jusqu’au jour où on découvre qu’il a détourné, pour son usage propre, des milliers de ces documents et livres qui sont inestimables. Il est menacé d’un procès. Toute la culture française de l’époque, de Guizot à Mérimée, signe un manifeste pour la défense du pauvre Girolamo Libri, clamant avec passion son intégrité. Et les intellectuels italiens se lèvent aussi. C’est un plaidoyer sans faille qui se déploie en faveur de ce malheureux injustement accusé. On continue à le défendre y compris lorsqu’on découvre à son domicile les milliers de documents qu’on l’accusait d’avoir détournés. Il était probablement un peu comme ces Européens qui, en Egypte, découvraient des objets qu’ils trouvaient assez naturel de rapporter chez eux. A moins qu’il n’ait gardé ces documents chez lui dans l’attente de les classifier. Pour se soustraire au procès, Girolamo Libri s’exile en Angleterre où il achève sa vie entachée d’un formidable scandale. Mais aucune révélation, depuis ce temps-là, n’a pu nous permettre de savoir s’il était coupable ou non.
J.-P. de T. : Livres dont nous connaissons l’existence mais que personne n’a jamais vus ou lus. Chefs-d’œuvre inconnus et destinés à le rester. Manuscrits inestimables détournés ou attendant au fond d’une grotte depuis près de mille ans. Mais que dire maintenant des œuvres qui perdent soudain la paternité d’un auteur pour être attribuées à un autre ? Shakespeare a-t-il écrit Shakespeare ? Homère est-il Homère ? Etc.
J.-C.C. : Un souvenir à propos de Shakespeare. Je me trouvais à Pékin, juste après la Révolution culturelle. Je prenais mon petit déjeuner à l’hôtel en consultant le China Today en anglais. Ce matin-là, sur sept colonnes, en première page, cinq étaient consacrées à un événement sensationnel : des experts venaient de découvrir en Angleterre que certaines œuvres de Shakespeare n’étaient pas de lui. Je m’empresse de lire l’article pour découvrir qu’en réalité le litige portait sur quelques vers à peine, au demeurant peu intéressants, et dispersés dans certaines de ses pièces.
Le soir je dîne avec deux sinologues et je leur rapporte ma surprise. Comment une non-nouvelle à propos de Shakespeare pouvait-elle occuper la presque totalité de la première page du China Today ? L’un des sinologues me dit alors : « N’oubliez pas que vous êtes ici au pays des mandarins, c’est-à-dire un pays où l’écriture est depuis longtemps liée au pouvoir, primordiale. Lorsqu’il arrive quelque chose au plus grand des écrivains de l’Occident, et peut-être du monde, cela vaut cinq colonnes à la une. »
U.E. : Les travaux consacrés à confirmer ou à infirmer l’authenticité des œuvres de Shakespeare sont infinis. J’en ai une bonne collection, au moins des plus célèbres. Le débat porte le nom de « The Shakespeare-Bacon controversy ». J’ai écrit une fois un canular selon lequel, si toutes les œuvres de Shakespeare avaient été écrites par Bacon, ce dernier n’aurait jamais eu le temps d’écrire les siennes, qui auraient donc été écrites par Shakespeare.
J.-C.C. : Nous avons les mêmes problèmes en France avec Corneille et Molière, nous en avons parlé. Qui est l’auteur des œuvres de Molière ? Qui, sinon Molière ? A l’époque de mes études classiques, un professeur nous avait tenus pendant quatre mois sur la « question homérique ». Sa conclusion était la suivante : « Nous savons maintenant que les poèmes homériques n’ont probablement pas été écrits par Homère mais par son petit-fils, qui s’appelait Homère également. » Les choses ont évolué, puisque les spécialistes s’accordent aujourd’hui pour dire que L’Iliade et L’Odyssée ne sont certainement pas du même auteur. La piste du petit-fils d’Homère semble donc définitivement abandonnée.
En tout cas la question d’une copaternité Corneille-Molière laisse imaginer toutes sortes de scénarios. Molière dirigeait un théâtre avec des employés, un régisseur, des acteurs, des gens qui le voyaient sans cesse. Il existait des registres où ses activités étaient consignées, comme les recettes. Cela laisse donc supposer que l’essentiel était caché, que Corneille lui apportait les textes la nuit, enveloppé d’un grand manteau noir. Il est extraordinaire que personne à l’époque ne s’en soit rendu compte. Mais la crédulité l’emporte sur le vraisemblable. Nous sommes là aussi dans l’absurde théorie du complot. Pour certains, il est impossible d’accepter le monde tel qu’il est. Faute de pouvoir le refaire, ils doivent à toute force le récrire.
U.E. : Il faut nécessairement qu’il y ait, associé à l’acte de création, un mystère. Le public le réclame. Sinon comment Dan Brown gagnerait-il sa vie ? Depuis Charcot, nous savons très bien pourquoi un hystérique a des stigmates, mais nous en sommes encore à idolâtrer Padre Pio. Que Corneille soit Corneille est banal. Mais que Corneille soit non seulement Corneille mais aussi Molière, alors l’intérêt redouble.
J.-C.C. : Quant à Shakespeare il faut rappeler que, de son vivant, peu de ses pièces ont été publiées. Longtemps après sa mort, un groupe d’érudits anglais s’est réuni pour composer la première édition complète de ses œuvres, en 1623, laquelle est considérée comme l’édition originale et qu’on appelle le Folio. Trésor des trésors, évidemment. Existe-t-il encore quelques spécimens de cette édition quelque part ?
U.E. : J’en ai vu trois à la Folger Library de Washington. Il en existe, oui, mais plus sur le marché des antiquaires. Je raconte une histoire sur un libraire et le Folio de 1623 dans La Mystérieuse Flamme de la reine Loana. C’est celle du rêve de tout collectionneur. Mettre la main sur une Bible de Gutenberg ou sur le Folio de 1623. Mais il n’y a plus de Bible de Gutenberg sur le marché, nous l’avons dit, elles sont désormais toutes dans les grandes bibliothèques. J’en ai vu deux à la Pierpont Morgan Library de New York, l’une des deux étant d’ailleurs incomplète. J’en ai touché une, sur vélin, et rubriquée en couleurs (c’est-à-dire avec toutes les lettres initiales coloriées à la main), à la Bibliothèque Vaticane. Si le Vatican n’est pas l’Italie, alors il n’y a pas une seule Bible de Gutenberg en Italie. La dernière copie connue au monde a été vendue, il y a vingt ans, à une banque japonaise pour, si je me souviens bien, trois ou quatre millions de dollars de l’époque. Si jamais il en surgissait une sur le marché de la bibliophilie, personne ne peut dire à quel prix elle serait aujourd’hui proposée. Tout collectionneur rêve de trouver quelque part une vieille dame qui aurait chez elle, dans une vieille armoire, une Bible de Gutenberg. La dame a quatre-vingt-quinze ans, elle est malade. Le collectionneur lui propose pour ce vieux livre deux cent mille euros. Il s’agit pour elle d’une fortune qui va lui permettre de terminer agréablement sa vie. Mais une question se pose aussitôt : une fois que vous emportez cette Bible chez vous, qu’est-ce que vous en faites ? Ou bien vous ne le dites à personne et c’est comme voir un film comique tout seul. Vous ne riez pas. Ou alors vous commencez à le raconter et vous mobilisez immédiatement tous les voleurs du monde. En désespoir de cause, vous la donnez à la mairie de votre ville. Elle sera placée en lieu sûr et vous aurez la possibilité de la voir avec vos amis autant de fois que vous voudrez. Mais vous ne pourrez pas vous lever au milieu de la nuit pour aller la toucher, la caresser. Alors quelle différence entre avoir et ne pas avoir une Bible de Gutenberg ?