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J.-C.C. : Et Paul a compris, sans doute, qu’il ne réussirait pas à vendre Jésus aux Juifs comme un nouveau dieu, comme le seul dieu, parce que le judaïsme est une religion encore neuve à l’époque, forte, conquérante même, prosélyte, alors que la religion gréco-romaine est en pleine décadence. Cela n’est pas le cas de la civilisation romaine elle-même, laquelle transforme méthodiquement le monde antique, l’uniformise et impose aux peuples cette pax romana qui va durer des siècles. L’Amérique conquérante de Bush n’a jamais été capable de proposer au monde, à partir d’une civilisation bien définie, et valable pour tous, ce type de paix.

U.E. : Si nous pensons à des fous indiscutables, nous devons mentionner les télé-évangélistes américains. Un rapide coup d’œil le dimanche matin sur les chaînes américaines suffit à vous donner une idée de l’étendue et de la gravité du problème. Ce que décrit Sacha Baron Cohen dans Borat n’est évidemment pas le fruit de son imagination. Je me souviens que dans les années soixante, pour pouvoir enseigner à la Oral Roberts University dans l’Oklahoma (Oral Roberts était un de ces télé-évangélistes du dimanche), il fallait répondre à des questions comme : « Do you speak in tongues ? » (« Avez-vous le don des langues ? »), ce qui sous-entend votre habilité à parler dans une langue que personne ne connaît mais que tout le monde comprend, phénomène décrit dans Les Actes des Apôtres. Un collègue a été accepté parce qu’il a répondu : « Not yet. » (« Pas encore. »)

J.-C.C. : J’ai en effet assisté à plusieurs offices aux Etats-Unis, avec imposition des mains, guérison factice, extase artificielle. C’est assez effrayant. Je me croyais par moments dans un asile d’aliénés. En même temps je ne crois pas qu’il faille trop s’inquiéter de ces phénomènes. Je me dis toujours que le fondamentalisme, l’intégrisme, le fanatisme religieux seraient graves, et même très graves, si Dieu existait, si Dieu, tout à coup, prenait le parti de ses dévots enragés. Mais jusqu’à présent, on ne peut pas dire qu’il se soit engagé aux côtés des uns ou des autres. Il me semble que ce sont là des mouvements ascendants puis descendants, dans la mesure où ils sont privés, forcément, de tout appui surnaturel et frappés dès le départ de nullité. Le danger est peut-être que les néo-créationnistes américains finissent par obtenir qu’on enseigne les « vérités » contenues dans la Bible comme des vérités scientifiques, et cela dans les écoles, ce qui serait une régression. Ils ne sont pas les seuls à vouloir ainsi imposer leurs vues. J’ai visité, il y a au moins quinze ans, rue des Rosiers, à Paris, une école rabbinique où des « professeurs » enseignaient que le monde avait été créé par Dieu il y a un peu plus de six mille ans, et que tous les vestiges préhistoriques avaient été disposés par Satan, pour nous tromper, dans les couches sédimentaires.

J’imagine que les choses n’ont guère changé. Nous pourrions rapprocher ces « enseignements » de celui de saint Paul brûlant la science grecque. La croyance est toujours plus forte que la connaissance, nous pouvons nous en étonner et le déplorer, mais c’est ainsi. Il serait excessif, cependant, de dire que ces enseignements pervers bouleversent le cours des choses. Non, les choses restent ce qu’elles sont. Il faut aussi rappeler que Voltaire était un élève des jésuites.

U.E. : Tous les grands athées sont sortis d’un séminaire.

J.-C.C. : Et la science grecque, même si on a tenté de la faire taire, a finalement triomphé. Même si le chemin de cette vérité est semé d’obstacles, de bûchers, de prisons, et parfois de camps d’extermination.

U.E. : La renaissance religieuse n’est pas liée à des périodes d’obscurantisme, au contraire. Elle fleurit dans les ères hyper-technologiques, comme la nôtre, elle correspond à la fin des grandes idéologies, à des périodes d’extrême dissolution morale. Nous avons alors besoin de croire à quelque chose. C’est à l’époque où l’Empire romain atteint sa plus grande puissance, lorsque les sénateurs s’affichent avec des prostituées et se mettent du rouge aux lèvres, que les chrétiens descendent dans les catacombes. Ce sont des mouvements de rééquilibrage plutôt normaux.

Il existe alors plusieurs expressions possibles de ce besoin de croire. Il peut se traduire par un intérêt pour la science des tarots, ou par l’adhésion à l’esprit New Age. Réfléchissons sur le retour de la polémique sur le darwinisme, non seulement de la part des fondamentalistes protestants mais aussi de celle des catholiques de droite (c’est en train de se passer en Italie). Depuis longtemps l’Eglise catholique ne se souciait plus de la théorie de l’évolution : on savait depuis les Pères de l’Eglise que la Bible parlait à travers des métaphores et que, par conséquent, les six jours de la Création pouvaient parfaitement correspondre à des ères géologiques. D’ailleurs la Genèse est très darwinienne. L’homme apparaît seulement après les autres animaux et il est fait avec de la boue. C’est donc à la fois un produit de la terre et le sommet d’une évolution.

La seule chose qu’un croyant voudrait sauver est que cette évolution n’a pas été casuelle mais le résultat d’un « dessein intelligent ». Cependant, la polémique actuelle ne concerne pas le problème du dessein, mais du darwinisme dans sa totalité. Nous avons donc assisté à une régression. Encore une fois, nous cherchons dans des mythologies le refuge aux menaces de la technologie. Et voilà que ce syndrome peut encore emprunter la forme d’une dévotion collective pour une personnalité comme Padre Pio !

J.-C.C. : Une rectification tout de même. Nous avons l’air de dénoncer la croyance comme mère de tous les crimes. Mais de 1933, date de l’arrivée de Hitler au pouvoir, à la mort de Staline, vingt ans plus tard, nous comptons sur notre planète près de cent millions de morts violentes. Plus, peut-être, que dans toutes les autres guerres de l’histoire du monde. Or le nazisme et le marxisme sont deux monstres athées. Lorsque le monde stupéfait se réveille après le massacre, il apparaît comme tout à fait normal de revenir à des pratiques religieuses.

U.E. : Mais les nazis criaient « Gott mit uns », « Dieu est avec nous », et ils pratiquaient une religiosité païenne ! Lorsque l’athéisme devient religion d’Etat comme en Union soviétique, il n’y a plus aucune différence entre un croyant et un athée. Tous les deux peuvent devenir des fondamentalistes, des talibans. J’ai écrit autrefois qu’il n’était pas exact que la religion était l’opium du peuple, comme l’a écrit Marx. L’opium l’aurait neutralisé, anesthésié, endormi. Non, la religion est la cocaïne du peuple. Elle excite les foules.

J.-C.C. : Disons, un mélange d’opium et de cocaïne. Il est vrai que l’intégrisme musulman semble reprendre aujourd’hui le flambeau de l’athéisme militant, et que nous pouvons regarder le marxisme et le nazisme, rétrospectivement, comme deux étranges religions païennes. Mais quels massacres !

Rien n’arrêtera la vanité