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Dans son livre sur les fous littéraires, Blavier cite (parmi mille cinq cents titres !) des apôtres de nouvelles cosmogonies, des hygiénistes qui célèbrent les avantages de la marche en arrière, un certain Madrolle qui traite de la théologie des chemins de fer, un Passon qui publie en 1829 une Démonstration de l’immobilité de la Terre, et le travail d’un certain Tardy qui, en 1878, démontre que la Terre tourne sur elle-même en quarante-huit heures.

J.-P. de T. : Dans Le Pendule de Foucault, vous parlez d’une maison d’édition qui est ce qu’en anglais on appelle une vanity press, c’est-à-dire une maison qui publie des ouvrages à compte d’auteur. C’est là encore le lieu d’apparition de quelques autres chefs-d’œuvre…

U.E. : Oui. Mais il ne s’agit pas d’une invention romanesque. Avant d’écrire ce roman, j’avais publié une enquête sur les éditions de ce type. Vous adressez votre texte à une de ces maisons qui ne tarit pas d’éloges sur ses qualités littéraires évidentes et vous propose de vous publier. Vous êtes bouleversé. Ils vous donnent à signer un contrat qui stipule que vous devrez financer l’édition de votre manuscrit, en échange de quoi l’éditeur s’emploiera à vous faire obtenir force articles et même, pourquoi pas, des distinctions littéraires flatteuses. Le contrat ne stipule pas le nombre de copies que l’éditeur devra imprimer, mais insiste pour dire que les invendus seront détruits « sauf si vous vous en portez acquéreur ». L’éditeur imprime trois cents copies, cent destinées à l’auteur qui les adresse à ses proches et deux cents aux journaux, lesquels s’empressent de les jeter à la poubelle.

J.-C.C. : Au simple vu du nom de l’éditeur.

U.E. : Mais la maison d’édition possède ses revues confidentielles, dans lesquelles des comptes rendus seront bientôt publiés à la gloire de ce livre « important ». Pour obtenir l’admiration de ses proches, l’auteur achète encore, disons, cent exemplaires (que l’éditeur s’empresse d’imprimer). Au bout d’un an, on lui fait savoir que les ventes n’ont pas été très bonnes et que le solde du tirage (qui était, on le lui apprend, de dix mille) va être détruit. Combien veut-il en acheter ? L’auteur est terriblement frustré à l’idée de voir disparaître son livre chéri. Alors il en achète trois mille. L’éditeur en fait aussitôt imprimer trois mille qui n’existaient pas jusque-là et les vend à l’auteur. L’entreprise est florissante puisque l’éditeur n’a strictement aucun frais de distribution.

Un autre exemple de vanity press (mais on pourrait citer un tas de publications semblables) est un ouvrage que je possède, le Dictionnaire biographique des Italiens contemporains. Le principe est que vous payez pour y figurer. Vous trouvez « Pavese Cesare, né le 9 septembre 1908 à Santo Stefano Belbo et mort à Turin, le 26 août 1950 », avec la mention : « Traducteur et écrivain ». Fini. Ensuite, vous trouvez deux pages entières sur un certain Paolizzi Deodato dont personne n’a jamais entendu parler. Et parmi ces anonymes célèbres figure peut-être le plus grand, un certain Giulio Ser Giacomi qui a commis un gros livre de 1500 pages, sa correspondance avec Einstein et Pie XII, ouvrage qui ne contient que les lettres qu’il a adressées à l’un et à l’autre, parce que, évidemment, aucun des deux ne lui a jamais répondu.

J.-C.C. : J’ai produit un livre « à compte d’auteur » mais sans espérer le vendre. Il parlait du comédien Jean Carmet. Composé après sa mort et destiné à quelques-uns de ses proches, je l’ai tapé sur mon ordinateur avec l’aide d’une collaboratrice. Ensuite nous l’avons fait brocher et tirer à cinquante exemplaires. Aujourd’hui, n’importe qui peut « faire » un livre. Le distribuer, c’est autre chose.

U.E. : Un quotidien italien, très sérieux d’ailleurs, offre à ses lecteurs d’éditer leurs textes à la demande et pour une somme assez négligeable. L’éditeur n’apposera pas son nom sur cette publication, car il ne veut pas répondre des idées de son auteur. Sans doute ce genre d’opération va-t-il réduire l’activité des vanity press, mais probablement augmenter l’activité des vaniteux. Rien n’arrêtera la vanité.

Mais il y a aussi le côté positif de l’histoire. Ces éditions sont anonymes, de la même manière que la libre circulation via Internet de textes par ailleurs non publiés sont la forme moderne du samizdat, la seule façon dont on peut diffuser ses idées sous une dictature et échapper ainsi à la censure. Tous les gens qui autrefois faisaient des samizdats à leurs risques et périls peuvent désormais mettre leurs textes en ligne sans grand danger.

D’ailleurs, la technique du samizdat est très ancienne. Vous trouvez des livres du XVIIsiècle publiés dans des villes qui s’appellent Francopolis, ou quelque chose comme cela, villes évidemment inventées. Il s’agissait donc de livres qui pouvaient faire accuser leurs auteurs d’hérésie. Sachant cela, auteurs et imprimeurs en avaient fait des objets clandestins. Si vous avez dans votre bibliothèque un livre de cette époque qui ne comporte pas en page de titre le nom de l’éditeur, vous avez certainement affaire à un livre clandestin. Il n’en a pas manqué. Le maximum que vous pouviez faire, sous la dictature stalinienne, si vous étiez en désaccord avec l’opinion du parti, était de produire un samizdat. Votre texte parvenait à circuler plus ou moins de façon clandestine.

J.-C.C. : En Pologne, dans les années 1981–1984, des mains anonymes les glissaient sous les portes, la nuit.

U.E. : Le pendant informatique de cet exercice, dans des démocraties où, en principe, la censure n’existe pas, c’est le texte refusé par toutes les maisons d’édition et que son auteur met en ligne. J’ai connu de jeunes auteurs, en Italie, qui ont procédé de cette manière. A certains d’entre eux le procédé a porté chance. Un éditeur a lu un de leurs textes et les a appelés.

J.-P. de T. : On a l’air de parier ici sur le flair infaillible des maisons d’édition. Nous savons bien qu’il n’en est rien. C’est une autre page amusante ou confondante de l’histoire du livre. Peut-être devons-nous en dire quelque chose. Les éditeurs sont-ils plus clairvoyants que leurs auteurs ?

U.E. : Ils ont montré qu’ils pouvaient être parfois suffisamment stupides pour refuser certains chefs-d’œuvre. Il s’agit en effet d’un autre chapitre dans l’histoire des âneries. « Je suis peut-être un peu limité, mais je ne suis pas capable de comprendre pourquoi il faudrait consacrer trente pages pour raconter comment quelqu’un se tourne et se retourne dans son lit sans trouver le sommeil. » Il s’agit du premier rapport de lecture sur la Recherche de Proust. A propos de Moby Dick : « Il y a peu de chances qu’un tel ouvrage trouve à intéresser un public jeune. » A Flaubert, à propos de Madame Bovary  : « Monsieur, vous avez enseveli votre roman dans un fatras de détails qui sont bien dessinés mais complètement superflus. » A Emily Dickinson : « Vos rimes sont toutes fausses. » A Colette, à propos de Claudine à l’école : « Je crains qu’on n’en vende pas plus de dix exemplaires. » A George Orwell au sujet de La Ferme des animaux : « Impossible de vendre une histoire d’animaux aux Etats-Unis. » Pour le Journal d’Anne Frank : « Cette gosse ne semble pas avoir la moindre idée que son livre puisse n’être rien d’autre qu’un objet de curiosité. » Mais il n’y a pas seulement les éditeurs, il y a aussi les producteurs d’Hollywood. Voilà le jugement d’un talent scout à propos de la première performance de Fred Astaire, en 1928 : « Il ne sait pas jouer, il ne sait pas chanter, il est chauve et possède quelques rudiments dans le domaine de la danse. » Et à propos de Clark Gable : « Qu’est-ce que nous pouvons faire de quelqu’un qui a des oreilles pareilles ? »