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J.-C.C. : Cette liste donne véritablement le vertige. Essayons d’imaginer, sur la masse de tout ce qui a été écrit et publié dans le monde, la part que nous avons retenue comme réellement belle, émouvante, inoubliable, ou simplement la liste des ouvrages dignes d’être lus. Un pour cent ? Un pour mille ? Nous avons une très haute idée du livre, nous le sacralisons volontiers. Mais en réalité, si nous y regardons bien, une ahurissante partie de nos bibliothèques est composée de livres écrits par des gens sans aucun talent, ou par des crétins, ou par des obsédés. Parmi les deux cent ou trois cent mille rouleaux que contenait la bibliothèque d’Alexandrie et qui sont partis en fumée, il y avait à coup sûr une vaste majorité d’âneries.

U.E. : Je ne crois pas que la bibliothèque d’Alexandrie contenait autant de livres. Nous exagérons toujours lorsque nous parlons des bibliothèques de l’Antiquité, nous l’avons déjà dit. On a démontré que les bibliothèques parmi les plus fameuses du Moyen Age ne contenaient au plus que quatre cents livres ! Il devait y en avoir davantage à Alexandrie, certes, puisqu’on raconte que lors du premier incendie, au temps de César, incendie qui n’avait alors touché qu’une aile, quarante mille rouleaux brûlèrent. En tout cas, nous devons nous garder de comparer nos bibliothèques avec celles de l’Antiquité. La production de papyrus ne peut pas être comparée à celle des livres imprimés. Il faut beaucoup plus de temps pour réaliser un rouleau ou un codex unique, écrit à la main, que pour imprimer un grand nombre d’exemplaires d’un même livre.

J.-C.C. : Mais la bibliothèque d’Alexandrie est un projet très ambitieux, une bibliothèque d’Etat qui ne peut en rien se comparer à la bibliothèque privée d’un roi, même d’un grand roi, ou à celle d’un monastère. Alexandrie peut se comparer plutôt à Pergame dont la bibliothèque a brûlé, là aussi. Le destin de toute bibliothèque est peut-être de brûler un jour.

J.-P. de T. : Mais nous savons désormais que le feu ne brûle pas que des chefs-d’œuvre.

J.-C.C. : Consolation que nous croyons désormais acquise. Une majorité de livres insipides disparaissent dont certains, cependant, seraient tout à fait divertissants et d’une certaine façon instructifs. La lecture de ces livres-là nous a toujours beaucoup amusés dans notre vie. D’autres nous ont inquiétés si nous pensons à la santé mentale de leurs auteurs. Et nous avons aussi connu des livres mauvais, agressifs, chargés de haine, d’insultes, appelant au crime, à la guerre. Oui, des livres vraiment terrifiants. Des objets de mort. Si nous avions été éditeurs, aurions-nous publié Mein Kampf ?

U.E. : Dans certains pays, il existe des lois contre les négationnistes. Mais il y a une différence entre le droit de ne pas publier un livre et celui de détruire ce livre une fois qu’il a été publié.

J.-C.C. : La veuve de Céline, par exemple, a toujours empêché qu’on réédite Bagatelles pour un massacre. A une époque, je m’en souviens, il était impossible de le trouver.

U.E. : Dans l’anthologie de mon Histoire de la laideur, j’avais choisi un morceau de Bagatelles à propos de la laideur du Juif pour les antisémites, mais quand l’éditeur a demandé les droits de reproduction, la veuve les a refusés. Cela n’empêche pas qu’on puisse trouver ce livre en version intégrale sur Internet, sur un site nazi, naturellement.

J’ai parlé des fous qui soutenaient la primauté chronologique de leur langage national. Mais voilà un autre candidat qui, à son époque, avait proposé des vérités à moitié justes et à moitié discutables. En tout cas il a été traité en hérétique et a évité le bûcher par miracle. Je pense au Prae-Adamitae d’Isaac de La Peyrère, auteur protestant du XVIIsiècle français. Il expliquait que le monde n’avait pas six mille ans, comme le disait la Bible, parce qu’on avait trouvé des généalogies chinoises qui attestaient une durée beaucoup plus longue. La mission du Christ, venu racheter l’humanité du péché originel, n’intéressait donc que le monde juif méditerranéen et non pas ces autres mondes qui n’avaient pas été touchés par le péché originel. C’est un peu le problème que soulevaient les libertins à propos de la pluralité des mondes. Si l’hypothèse de la pluralité des mondes était exacte, comment justifiait-on le fait que Jésus-Christ était venu sur la Terre et nulle part ailleurs ? A moins d’imaginer qu’il ait été crucifié sur une multitude de planètes…

J.-C.C. : Lorsque nous travaillions sur La Voie lactée avec Buñuel, film qui illustre les hérésies de la religion chrétienne, j’avais imaginé une scène que nous aimions beaucoup mais qui coûtait trop cher et ne figure pas dans le film. Une soucoupe volante se pose quelque part dans un grand fracas et le couvercle, ou le cockpit, se soulève. En sort une créature verte avec des antennes qui brandit une croix sur laquelle est clouée une autre créature verte avec des antennes.

Sans aller aussi loin, je reviens un instant aux conquistadors espagnols. Leur question, en débarquant en Amérique, était de savoir pourquoi on n’y avait jamais entendu parler du Dieu des chrétiens, de Jésus, du Sauveur. Le Christ n’avait-il pas dit : « Allez et enseignez toutes les nations » ?

Dieu n’avait pas pu se tromper en demandant à ses disciples d’enseigner la vérité nouvelle à tous les hommes. La conclusion logique était donc : ces êtres-là n’étaient pas des hommes. Comme l’a dit Sepulveda, « Dieu n’a pas voulu d’eux dans son royaume ». Certains, pour justifier tout de même l’humanité réelle des Indiens d’Amérique, sont allés jusqu’à inventer de fausses croix qu’ils auraient trouvées là-bas et qui auraient rendu compte de la présence d’apôtres chrétiens sur le continent avant l’arrivée des Espagnols. Mais la supercherie a été démasquée.

Eloge de la bêtise

J.-P. de T. : Ainsi êtes-vous, si je ne me trompe, deux amoureux de la bêtise…

J.-C.C. : Amoureux fidèles. Elle peut compter sur nous. Lorsque nous avons entrepris, dans les années soixante, avec Guy Bechtel, notre Dictionnaire de la bêtise qui a connu plusieurs éditions, nous nous sommes dit : Pourquoi ne s’attacher qu’à l’histoire de l’intelligence, des chefs-d’œuvre, des grands monuments de l’esprit ? La bêtise, chère à Flaubert, nous semblait infiniment plus répandue, cela va de soi, mais aussi plus féconde, plus révélatrice et en un sens plus juste. Nous avons écrit une introduction que nous avons appelée « Eloge de la bêtise ». Nous proposions même de donner des « cours de bêtise ».