J.-C.C. : La première chose que l’on découvre en étudiant la bêtise c’est qu’on est un imbécile soi-même. Evidemment. On ne traite pas impunément les autres d’imbéciles sans se rendre compte que leur bêtise est précisément un miroir qu’ils nous tendent. Un miroir permanent, précis et fidèle.
U.E. : Ne tombons pas dans le paradoxe d’Epiménide qui dit que tous les Crétois sont des menteurs. Puisqu’il est crétois, il est menteur. Si un con vous dit que tous les autres sont des cons, le fait qu’il soit un con n’empêche pas qu’il vous dise peut-être la vérité. Si maintenant il ajoute que tous les autres sont des cons « comme lui », alors il fait preuve d’intelligence. Ce n’est donc pas un con. Parce que les autres passent leur vie à faire oublier qu’ils le sont.
Existe aussi le risque de tomber dans un autre paradoxe qui a été énoncé par Owen. Tous les gens sont des cons, excepté vous et moi. Et vous, d’ailleurs, au fond, si j’y pense…
J.-C.C. : Notre esprit est délirant. Tous les livres que nous collectionnons vous et moi témoignent de la dimension proprement vertigineuse de notre imaginaire. Il est particulièrement difficile de distinguer la divagation et la folie d’un côté, de la bêtise de l’autre.
U.E. : Un autre exemple de stupidité qui me vient est celui de Nehaus, auteur d’un pamphlet sur les Rose-Croix écrit à l’époque où, en France, vers 1623, on s’interrogeait pour savoir s’ils existaient ou n’existaient pas. « Le seul fait qu’ils nous cachent qu’ils existent est la démonstration de leur existence », affirme cet auteur. La preuve qu’ils existent est qu’ils nient exister.
J.-C.C. : C’est un argument que je me sens prêt à accepter.
J.-P. de T. : Peut-être, c’est une proposition, pouvons-nous regarder la bêtise comme un mal ancien que nos nouvelles technologies, accessibles à tous, contribueraient à combattre ? Pourriez-vous souscrire à ce diagnostic positif ?
J.-C.C. : Je me défends de regarder notre époque avec pessimisme. C’est trop facile, ça court les rues. Et pourtant… Je vous cite une réponse de Michel Serres à un journaliste qui l’interrogeait, je ne sais plus dans quelles circonstances, sur la décision de construire le barrage d’Assouan. Un comité avait été créé, rassemblant des ingénieurs hydrauliques, des spécialistes des différents matériaux, des bétonneurs, peut-être même des écologistes, mais il n’y avait là ni philosophe ni égyptologue. Michel Serres s’en étonnait. Et le journaliste s’étonnait qu’il s’en étonnât. « A quoi aurait bien pu servir un philosophe dans un tel comité ? demanda-t-il. — Il aurait remarqué l’absence de l’égyptologue », répondit Michel Serres.
A quoi peut servir en effet un philosophe ? Cette réponse n’a-t-elle pas un lien merveilleux avec notre sujet du moment, la bêtise ? A quel âge de la vie, et de quelle manière, devons-nous rencontrer la stupidité, la vulgarité, l’entêtement idiot et cruel qui sont notre pain quotidien et avec lesquels nous devrons vivre ? Il existe en France une sorte de débat — il y a des débats sur tout — à propos de l’âge auquel on pourrait s’initier à la philosophie. C’est aujourd’hui en terminale que nos lycéens la découvrent. Mais pourquoi pas plus tôt ? Et pourquoi ne pas initier également les enfants à l’anthropologie, qui est une ouverture vers le relativisme culturel ?
U.E. : Il est incroyable que dans le pays le plus philosophique au monde, l’Allemagne, on n’enseigne pas la philosophie au lycée. En Italie, en revanche, sous l’influence de l’historicisme idéaliste allemand, nous avons une initiation à l’histoire de la philosophie qui dure trois ans, ce qui est bien différent de ce qui est proposé en France où il s’agit d’une initiation à l’activité philosophique. Je crois qu’il n’est pas inutile de savoir quelque chose de ce que pensaient les philosophes, des présocratiques jusqu’à nos jours. Le seul risque pour l’étudiant naïf est de croire que celui qui pense en dernier a raison. Mais je n’ai pas idée de ce que produit sur les jeunes gens l’enseignement de la philosophie tel qu’il est conçu en France.
J.-C.C. : Je garde de cette année le sentiment d’avoir été totalement perdu. Le programme était divisé en plusieurs parties : philosophie générale, psychologie, logique et morale. Mais comment peut-on concevoir un manuel de philosophie ? Et d’ailleurs, quid des cultures qui n’ont pas connu ce que nous appelons la philosophie ? C’est la remarque sur l’anthropologie que je faisais à l’instant. La notion de « concept philosophique », par exemple, est purement occidentale. Essayez d’expliquer ce qu’est un « concept » à un Indien, même très raffiné, ou la « transcendance » à un Chinois ! Et élargissons notre propos à la question de l’éducation sans prétendre évidemment la résoudre. Depuis la réforme dite de Jules Ferry, l’école en France est gratuite mais elle est aussi obligatoire pour tous. Ce qui veut dire que la République se doit d’apprendre la même chose à tous les citoyens, sans restriction, tout en sachant très bien qu’une majorité va décrocher en chemin, le but du jeu étant en définitive, par sélection, de former les élites qui dirigeront le pays. Système dont je suis un profiteur parfait : sans Jules Ferry, je ne serais pas là à parler avec vous. Je serais aujourd’hui un vieux paysan sans le sou du sud de la France. Qui sait ce que je serais d’ailleurs ?
Tout système éducatif, nécessairement, est un reflet de la société qui l’a vu naître, qui l’a élaboré, qui l’a imposé. Cependant, à l’époque de Jules Ferry, la société française et la société italienne étaient totalement différentes de ce qu’elles sont aujourd’hui. Sous la IIIe République, 75 % des Français sont encore des paysans, les ouvriers représentent peut-être 10 ou 15 %, et ce que nous appelons les élites encore moins. Ces 75 % de paysans sont aujourd’hui 3 ou 4 % et le même principe éducatif est toujours en vigueur. Or, à l’époque de Jules Ferry, ceux qui ne parvenaient pas à faire quelque chose de leur scolarité trouvaient des emplois dans l’agriculture, l’artisanat, le monde ouvrier, la domesticité. Tous ces emplois ayant peu à peu disparu, au profit d’emplois dits de service, ou de cadres, ceux qui sont rejetés avant ou après le bac sont aujourd’hui en chute libre. Rien n’est là pour les accueillir, pour amortir cette chute. Notre société s’est métamorphosée et le système éducatif reste grosso modo le même, au moins dans ses principes.