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Ajoutez que les femmes sont aujourd’hui beaucoup plus nombreuses à se lancer dans des études supérieures et qu’elles viennent disputer aux hommes un nombre d’emplois qui n’a pas augmenté dans les secteurs traditionnellement convoités. Pourtant, si les métiers de l’artisanat ne passionnent plus les foules, ils continuent à éveiller quelques vocations. J’ai été, il y a quelques années, membre d’un jury qui décernait des prix aux meilleurs candidats exerçant ce que nous appelons les métiers d’art, qui sont le sommet de l’artisanat. J’ai été stupéfait en découvrant les matières et les techniques que ces gens utilisaient et maîtrisaient, et leurs talents. Dans ce domaine en tout cas, rien n’est perdu.

U.E. : Oui, il y a dans nos sociétés, où le problème de l’emploi se pose à tous, des jeunes gens qui redécouvrent les métiers artisanaux. C’est un fait avéré en Italie et sans doute aussi en France et dans d’autres pays occidentaux. Lorsqu’il m’arrive de rencontrer ces nouveaux artisans et qu’ils remarquent mon nom sur ma carte de crédit, je m’aperçois bien souvent qu’ils ont lu certains de mes livres. Les mêmes artisans, il y a cinquante ans, puisqu’ils n’avaient pas suivi le parcours scolaire jusqu’à son terme, n’auraient probablement pas lu ces livres. Ceux-là ont donc poursuivi leur formation supérieure avant de s’adonner à un métier manuel.

Un ami me racontait qu’il avait dû, avec un collègue philosophe, prendre un jour un taxi à l’université de Princeton, à New York. Le chauffeur est, dans la version de mon ami, un ours dont le visage disparaît sous de longs cheveux hirsutes. Il engage la conversation pour savoir un peu à qui il a affaire. Ils expliquent alors qu’ils enseignent à Princeton. Mais le chauffeur veut en savoir davantage. Le collègue, un peu agacé, dit qu’il s’occupe de la perception transcendantale à travers l’épochê… et le chauffeur le coupe en lui disant : « You mean Husserl, isn’t it ? »

Il s’agissait, naturellement, d’un étudiant en philosophie qui faisait le taxi driver pour payer ses études. Mais à l’époque, un chauffeur de taxi connaissant Husserl était un spécimen tout à fait rare. Vous pouvez tomber aujourd’hui sur un chauffeur qui vous fait écouter de la musique classique et vous interroge sur votre dernier ouvrage de sémiotique. Ce n’est pas complètement surréaliste.

J.-C.C. : Ce sont dans l’ensemble de bonnes nouvelles, non ? Il me semble même que les périls écologiques, qui ne sont pas feints, loin de là, peuvent aiguiser notre intelligence et nous épargner de nous endormir trop longtemps et trop profondément.

U.E. : Nous pouvons insister sur les progrès de la culture, qui sont manifestes et touchent des catégories sociales qui en étaient traditionnellement exclues. Mais en même temps, il y a davantage de bêtise. Ce n’est pas parce que les paysans d’autrefois se taisaient qu’ils étaient bêtes. Etre cultivé ne signifie pas nécessairement être intelligent. Non. Mais aujourd’hui tous ces gens veulent se faire entendre et, fatalement, ils font entendre dans certains cas leur simple bêtise. Alors disons qu’une bêtise d’autrefois ne s’exposait pas, ne se faisait pas connaître, alors qu’elle vitupère de nos jours.

En même temps, cette ligne de partage entre intelligence et bêtise est sujette à caution. Lorsque je dois changer une ampoule, je suis un parfait crétin. Avez-vous en France des variations autour de « Combien faut-il de… pour changer une ampoule » ? Non ? Nous en avons en Italie une série considérable. Avant, les protagonistes étaient les citoyens de Cuneo, une ville du Piémont. « Combien faut-il de gens de Cuneo pour changer une ampoule ? » La solution est cinq : un qui tient l’ampoule et quatre qui font tourner la table. Mais l’histoire existe aussi aux Etats-Unis. « Combien de Californiens pour changer une ampoule ? — Quinze : un qui change l’ampoule et quatorze pour partager l’expérience. »

J.-C.C. : Vous parlez des gens de Cuneo. Cuneo est dans le nord de l’Italie. J’ai l’impression que pour chaque peuple, les gens très bêtes sont toujours au Nord.

U.E. : Bien entendu, car c’est au Nord qu’on trouve le plus de personnes qui souffrent d’un goitre, c’est au Nord que sont les montagnes qui symbolisent l’isolement, c’est du Nord encore que surgissaient les barbares qui allaient fondre sur nos villes. C’est la vengeance des gens du Sud qui ont moins d’argent, qui sont techniquement moins développés. Lorsque Bossi, le chef de la Ligue du Nord, un mouvement raciste, est descendu à Rome la première fois pour prononcer un discours, les gens brandissaient dans la ville des placards où on pouvait lire : « Lorsque vous viviez encore dans les arbres, nous étions déjà des tapettes. »

Les gens du Sud ont toujours reproché aux gens du Nord de manquer de culture. La culture est parfois le dernier ressort de la frustration technologique. Notez que désormais les gens de Cuneo ont été remplacés en Italie par les carabinieri. Mais nos gendarmes ont eu le génie de jouer de cette réputation qui leur était faite. Ce qui était dans une certaine mesure une preuve de leur intelligence.

Après les gendarmes est venu le tour de Francesco Totti, le footballeur, qui a généré un véritable feu d’artifice. Totti a réagi en publiant un livre pour recueillir toutes les histoires qu’on racontait sur son compte et il a donné les bénéfices des ventes à des organisations caritatives. La source s’est tarie d’elle-même et chacun a révisé son jugement sur lui.

Internet ou l’impossibilité de la damnatio memoriae

J.-P. de T. : Comment avez-vous vécu l’interdiction des Versets sataniques ? Qu’une autorité religieuse parvienne à faire interdire un ouvrage publié en Angleterre est-il un signe tout à fait rassurant ?

U.E. : Le cas de Salman Rushdie doit nous inspirer au contraire un grand optimisme. Pourquoi ? Parce qu’un livre qui était condamné par une autorité religieuse, dans le passé, n’avait aucune chance d’échapper à la censure. Quant à son auteur, il courait un risque presque certain d’être brûlé ou poignardé. Dans l’univers de la communication que nous avons tissé, Rushdie a survécu, protégé par tous les intellectuels des sociétés occidentales, et son livre n’a pas disparu.

J.-C.C. : Cependant, la mobilisation que le cas Rushdie a suscitée ne s’est pas vérifiée pour d’autres écrivains condamnés par des fatwas et qui ont été assassinés, surtout au Moyen-Orient. Ce que nous pouvons dire simplement est que l’écriture a toujours été, et demeure, un exercice dangereux.

U.E. : Je reste pourtant convaincu que dans la société de la globalisation, nous sommes informés de tout et nous pouvons agir en conséquence. L’holocauste aurait-il été possible si Internet avait existé ? Je n’en suis pas certain. Tout le monde aurait su immédiatement ce qui se passait… La situation est la même en Chine. Même si les dirigeants chinois s’évertuent à filtrer ce à quoi les internautes peuvent avoir accès, l’information circule malgré tout, et dans les deux sens. Les Chinois peuvent savoir ce qui se passe dans le reste du monde. Et nous pouvons savoir ce qui se passe en Chine.