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J.-C.C. : Ce sont des bulles qui gonflent et crèvent. L’an passé, nous étions dans la bulle « moines persécutés au Tibet ». Nous avons été ensuite placés dans la bulle « Ingrid Betancourt ». Mais l’une et l’autre ont crevé. Puis est venue celle de la « crise des subprimes », puis de la catastrophe bancaire, ou boursière, ou des deux. Quelle sera la prochaine bulle ? Quand un cyclone terrifiant s’approche des côtes de Floride et qu’il perd soudain de sa force, je sens presque une déception chez les journalistes. Il s’agit pourtant, pour les habitants, d’une excellente nouvelle. Comment, dans ce grand réseau de l’information, l’information proprement dite se constitue-t-elle ? Qu’est-ce qui explique qu’une information fasse le tour de la planète et mobilise, pendant un temps déterminé, toutes nos attentions pour ne plus intéresser personne quelques jours plus tard ? Par exemple : je travaille avec Buñuel en Espagne sur le scénario de Cet obscur objet du désir en 1976, et nous recevons chaque jour les journaux. Nous apprenons soudain par la presse qu’une bombe a explosé au Sacré-Cœur à Montmartre ! Stupeur et délectation. Personne n’a revendiqué l’attentat et la police enquête. Pour Buñuel, c’est une information capitale. Que quelqu’un ait placé une bombe dans l’église de la honte, église censée en effet « expier les crimes des communards », est une aubaine et une joie inespérée. Il y a d’ailleurs toujours eu des candidats pour tenter de détruire ce monument du déshonneur ou bien, comme les anarchistes le voulaient à une certaine période, pour le peindre en rouge.

Nous nous précipitons donc le lendemain sur les journaux, pour savoir ce qu’il en est. Plus un mot, rien. Jamais. Déception et frustration. Nous avons simplement ajouté dans notre scénario un groupe d’action violente baptisé Groupe d’action révolutionnaire de l’Enfant Jésus.

U.E. : Pour revenir à la censure par soustraction, une dictature qui voudrait éliminer toute possibilité d’accéder, via Internet, aux sources de connaissance, pourrait très bien répandre un virus pour parvenir à détruire toutes les données personnelles dans chaque ordinateur, et obtenir ainsi un gigantesque black-out de l’information. Peut-être la possibilité de tout détruire n’existe-t-elle pas, dans la mesure où nous stockons tous certaines informations sur les clés USB. Mais tout de même. Peut-être cette cyber-dictature parviendrait-elle à éliminer jusqu’à 80 % de nos réserves personnelles ?

J.-C.C. : Mais peut-être n’est-il pas nécessaire de tout détruire. De la même façon que je peux repérer dans mon document toutes les occurrences d’un mot par la fonction « rechercher » et les supprimer d’un seul « clic », pourquoi ne pas imaginer une censure informatique qui parviendrait à ne faire disparaître qu’un mot ou un groupe de mots, mais dans tous les ordinateurs de la planète ? Mais alors, quels mots nos dictateurs informatiques vont-ils choisir ? Il faut parier sur une riposte de la part des utilisateurs, bien entendu, comme chaque fois. La vieille histoire de l’attaque et de la défense sur un autre terrain. Et nous pouvons imaginer aussi une nouvelle Babel, une soudaine disparition des langues, des codes, de toutes les clés. Quel chaos !

J.-P. de T. : Le paradoxe est, vous l’avez évoqué, que l’œuvre ou l’homme condamné au silence fasse de ce silence même une sorte de chambre d’écho et finisse par se trouver une place ainsi dans nos mémoires. Pouvez-vous revenir sur ce retournement du sort ?

U.E. : Il faut prendre ici la damnatio memoriae dans un autre sens. Pour des raisons multiples et complexes — filtrages, accidents, incendies —, une œuvre ne parvient pas jusqu’à nous. Personne n’est responsable à proprement parler de sa disparition. Mais elle manque à l’appel. Et parce que l’œuvre a été commentée et saluée par de très nombreux témoins, elle se fait précisément remarquer par son absence. C’est le cas des œuvres de Xeusis dans l’Antiquité. Personne ne les a vues en dehors des contemporains de l’artiste, et pourtant nous en parlons encore aujourd’hui.

J.-C.C. : Lorsque Toutankhamon succède à Akhénaton, on efface au burin sur les temples le nom du pharaon défunt, déclaré hérétique. Et Akhénaton n’est pas le seul à avoir subi cet effacement. Les inscriptions s’effritent, les statues tombent. Je repense à cette admirable photographie de Koudelka : une statue de Lénine, allongée comme un immense cadavre sur un chaland, descend le Danube vers la mer Noire où elle va disparaître.

A propos des statues du Bouddha détruites en Afghanistan, il faut peut-être donner une précision. Pendant les premiers siècles qui ont suivi la prédication du Bouddha, on ne le représente pas. Il est montré par son absence. Des traces de pieds. Un fauteuil vide. Un arbre à l’ombre duquel il méditait. Un cheval avec une selle mais sans cavalier.

Ce n’est qu’à partir de l’invasion d’Alexandre le Grand qu’on commence, en Asie centrale, sous l’influence d’artistes grecs, à donner une apparence physique au Bouddha. Ainsi les talibans, sans le savoir, participaient à un retour à l’origine même du bouddhisme. Pour les vrais bouddhistes, ces niches aujourd’hui vides, dans la vallée de Bamiyan, sont peut-être plus éloquentes, plus pleines, qu’avant.

Ces actes terroristes, auxquels paraît parfois se réduire, aujourd’hui, la civilisation arabo-musulmane, en viendraient presque à masquer la grandeur qui fut la sienne. De la même manière que les sacrifices sanglants aztèques ont masqué pendant des siècles toutes les beautés de leur civilisation. Les Espagnols en ont largement amplifié l’écho au point que, lorsqu’ils voulurent faire disparaître les vestiges de la civilisation des vaincus, les sacrifices sanglants étaient à peu près tout ce que la mémoire collective en avait conservé. L’islam est guetté aujourd’hui par ce même péril : être réduit demain, dans nos proches mémoires, à cette seule violence terroriste. Car notre mémoire, comme notre cerveau, est réductrice. Nous procédons sans cesse par sélection et réduction.

La censure par le feu

J.-P. de T. : Parmi les censeurs les plus redoutables de l’histoire des livres, il faut faire ici un sort particulier au feu.

U.E. : Naturellement, et il faut citer immédiatement les bûchers où les nazis faisaient disparaître les livres « dégénérés ».

J.-C.C. : Dans Fahrenheit 451, Bradbury imagine une société qui a voulu s’émanciper de l’héritage encombrant des livres et a décidé de les brûler. 451 degrés Fahrenheit est très précisément la température à laquelle le papier brûle : car ce sont les pompiers qui sont chargés ici de brûler les livres.

U.E. : Fahrenheit 451, c’est aussi le titre d’une émission de la radio italienne. Mais il s’agit exactement du contraire : un auditeur téléphone pour expliquer qu’il ne peut pas trouver ou qu’il a perdu tel livre. Un autre appelle aussitôt pour dire qu’il en possède un exemplaire et qu’il est prêt à le céder. C’est un peu le principe d’abandonner un livre quelque part, dans un cinéma, dans le métro, après l’avoir lu, afin qu’il fasse le bonheur d’un autre. Cela dit, le feu accidentel ou volontaire accompagne l’histoire du livre depuis ses origines. Il serait impossible de citer toutes les bibliothèques qui ont brûlé.