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J.-C.C. : Et Napoléon onze ans. Et Bush huit, pour le moment. Même si nous ne pouvons pas comparer, je l’entends bien. Je me suis une fois « amusé », je l’ai dit, à prendre vingt ans de l’histoire du XXsiècle, de 1933, arrivée d’Hitler au pouvoir, à 1953, qui marque la mort de Staline. Imaginez tout ce qui s’est passé durant ces vingt années. Seconde Guerre mondiale avec, en satellites, comme si le conflit généralisé ne suffisait pas, des tas de guerres secondaires, avant, pendant et après : guerre d’Espagne, guerre d’Ethiopie, guerre de Corée et je vais sûrement en oublier quelques-unes. C’est le retour de Shiva. Je vous ai parlé de deux mains sur quatre. Tout ce qui est né sera détruit. Mais la troisième main fait le geste de abaya, qui veut dire : « Pas de peur », car — quatrième main — « grâce à la force de mon esprit, j’ai déjà décollé un de mes pieds du sol ». C’est une des images les plus complexes que l’humanité nous ait données à interpréter. Si vous la comparez à celle du Christ sur sa croix, qui est l’image d’un agonisant devant laquelle notre culture s’est prosternée, cette dernière paraît très simple. C’est peut-être paradoxalement ce qui a fait sa force.

U.E. : Je reviens au nazisme. Il y a quelque chose de curieux dans sa croisade contre les livres. L’inspirateur de la politique culturelle du nazisme était Goebbels, qui maîtrisait parfaitement les nouveaux outils de l’information et a eu l’idée que la radio allait devenir le vecteur par excellence de toute communication. Combattre la communication des livres par la communication des médias… Prophétique.

J.-C.C. : Comment passe-t-on des livres brûlés par les nazis au Petit Livre rouge de Mao et à cette ferveur qui a soulevé, pendant quelques années, un peuple d’un milliard d’êtres humains ?

U.E. : L’idée de génie de Mao a été d’abord d’avoir fait du Petit Livre rouge un étendard qu’il suffisait de brandir. Pas nécessaire de le lire. Ou mieux, puisqu’il savait que les textes sacrés ne sont pas lus de la première à la dernière page, il a proposé des extraits désordonnés, des aphorismes qu’on pouvait apprendre par cœur et réciter comme des mantras ou des litanies.

J.-C.C. : Mais comment en est-on arrivé là, à cette obsession apparemment stupide de tout un peuple qui brandit un livre rouge ? Pourquoi ce régime marxiste, collectiviste, met-il le livre au-dessus de tout ?

U.E. : Nous n’avons rien su, très précisément, de la Révolution culturelle et de la manière dont les masses ont été manipulées. J’ai participé en 1971 à un volume collectif sur les bandes dessinées chinoises. Un journaliste qui était en Chine avait commencé à recueillir tout un matériau sur lequel nous ne savions rien. Il s’agissait de bandes dessinées qui imitaient le style anglais, mais aussi des romans-photos. Ces œuvres qui datent de la Révolution culturelle ne laissent nullement supposer ce qui se passait alors en Chine. Au contraire, elles étaient pacifistes, s’opposant à toute forme de violence, favorables à la tolérance et à la compréhension mutuelle. La même chose s’est passée avec le Petit Livre rouge, qui apparaissait donc comme un symbole non violent. Naturellement, on ne disait pas que la glorification de CE petit livre impliquait la disparition de tous les autres.

J.-C.C. : J’étais en Chine pendant le tournage du Dernier Empereur de Bertolucci. J’y faisais un triple reportage. Un sur le film lui-même, un autre sur la renaissance du cinéma chinois pour le compte des Cahiers du Cinéma, le dernier sur le réapprentissage des instruments de musique traditionnelle chinoise, à la demande d’un magazine musical français. Ma rencontre la plus mémorable fut celle que je fis avec le directeur de l’Institut des instruments de musique traditionnelle. Je l’ai interrogé pour savoir exactement comment la pratique de ces instruments avait été abandonnée pendant la Révolution culturelle. Il commençait à peine à pouvoir parler à peu près librement. Il m’a raconté qu’on avait d’abord fermé l’Institut et détruit la bibliothèque. Il réussit, peut-être au risque de sa vie, à sauver quelques ouvrages en les envoyant à des cousins en province. Quant à lui, on le muta dans un village pour y travailler comme paysan. Tous ceux qui avaient une spécialité ou des connaissances particulières devaient être neutralisés. C’était le principe même de la Révolution : tout savoir dissimule un pouvoir, il faut donc se débarrasser du savoir.

Cet homme arriva dans une communauté de paysans qui, tout de suite, se rendirent compte qu’il ne savait pas manier la pelle et la pioche. Ils l’invitèrent donc à rester à la maison. Et cet homme, le plus grand spécialiste de la musique traditionnelle chinoise, me dit : « Pendant neuf ans, j’ai joué aux dominos. »

Nous ne parlons pas des Espagnols en Amérique il y a quatre ou cinq siècles, ni des massacres perpétrés par les chrétiens durant les croisades. Non. Nous parlons de ce que nous avons connu de notre vivant. Et le pire n’est jamais forcément derrière nous. Dans son Histoire universelle de la destruction des livres, Fernando Baez revient sur la destruction de la bibliothèque de Bagdad qui, elle, date de 2003. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois qu’on a voulu détruire une bibliothèque à Bagdad. Les Mongols déjà s’y étaient employés. Ce sont là des terres plusieurs fois envahies, plusieurs fois saccagées, et sur lesquelles de petites pousses finissent tout de même par réapparaître. Aux Xe, XIe et XIIe siècles, la civilisation musulmane est indéniablement la plus brillante. Or elle se trouve soudain attaquée, et des deux côtés. Par les croisades chrétiennes et la reconquête qui commence en Espagne d’un côté, par les Mongols de l’autre, qui prennent Bagdad au XIIIsiècle et qui rasent la ville. Les Mongols, nous l’avons dit, ont aveuglément détruit, mais les chrétiens n’ont pas été plus respectueux. Baez raconte que, durant leur séjour en Terre sainte, ils ont détruit quelque trois millions de livres.

U.E. : En effet, Jérusalem a été pratiquement détruite après que les croisés y sont entrés.

J.-C.C. : Même chose lorsque s’accomplit la reconquête espagnole à la fin du XVsiècle. Cisneros, le conseiller de la reine Isabelle de Castille, fait brûler tous les livres musulmans trouvés à Grenade en épargnant seulement quelques ouvrages de médecine. Baez dit que la moitié des poèmes soufis de cette époque auraient alors été brûlés. Nous ne devons pas toujours affirmer que ce sont les autres qui détruisent nos livres. Nous avons largement notre part dans cet anéantissement du savoir et de la beauté.

Cela dit, pour nous réjouir un moment au milieu de cette énumération de catastrophes, nous devons dire que le livre a connu des ennemis, et ce n’est pas le moins surprenant, parmi les auteurs de livres eux-mêmes. Et pas si loin de nous. Philippe Sollers a rappelé l’existence en France, autour des mouvements de 1968, d’un Comité d’action étudiants-écrivains, que je n’ai pas connu mais qui paraît assez cocasse. Il s’élevait avec ardeur contre l’enseignement traditionnel (c’était alors de rigueur) et appelait, non sans lyrisme, à un « savoir nouveau ». Maurice Blanchot militait dans ce comité qui appelait en particulier à la disparition du livre, accusé de maintenir le savoir prisonnier. Les mots devaient enfin s’affranchir du livre, de l’objet livre, s’en évader. Pour se réfugier où ? Ce n’était pas dit. Mais on écrivait tout de même : « Plus de livres, plus jamais de livres ! » Slogans qui étaient écrits et proférés par des écrivains !