U.E. : Pour en finir avec les bûchers des livres, nous devons citer ici ces auteurs qui ont voulu et parfois réussi à brûler leurs propres ouvrages…
J.-C.C. : Sans doute cette passion de détruire ce qui a été créé parle-t-elle de ces pulsions qui sont au plus profond de nous. Songeons en effet au désir fou de Kafka de brûler son œuvre au moment de sa mort. Rimbaud a voulu détruire Une saison en enfer. Borges a réellement détruit ses premiers livres.
U.E. : Virgile a demandé sur son lit de mort qu’on brûle L’Enéide ! Qui sait si dans ces rêveries de destructions il n’y avait pas l’idée archétypique d’une destruction par le feu qui annoncerait un recommencement du monde ? Ou plutôt l’idée selon laquelle je meurs et avec moi meurt le monde… C’est là où Hitler va se suicider après avoir mis le feu au monde…
J.-C.C. : Dans Shakespeare, lorsque Timon d’Athènes meurt, il s’écrie : « Je meurs, Soleil cesse de briller ! » On peut songer au kamikaze qui entraîne avec lui, dans sa propre mort, une partie de ce monde qu’il rejette. Mais il est vrai qu’en l’occurrence, qu’il s’agisse des kamikazes japonais lançant leurs avions contre la flotte américaine ou des auteurs d’attentats suicide, il s’agit plutôt de mourir pour une cause. J’ai rappelé quelque part que le premier kamikaze de l’histoire a été Samson. Il fait s’écrouler le temple où il a été enfermé et meurt en écrasant avec lui un grand nombre de Philistins. L’attentat suicide est à la fois le crime et le châtiment. J’ai travaillé à une époque avec le réalisateur japonais Nagisa Oshima. Il me disait que tout Japonais, dans son itinéraire de vie, passe toujours, à un moment donné, très près de l’idée et de l’acte du suicide.
U.E. : C’est le suicide de Jim Jones avec près d’un millier de disciples au Guyana. C’est la mort collective des Davidiens à Waco, en 1993.
J.-C.C. : Il faut de temps en temps relire Polyeucte de Corneille, qui met en scène un converti chrétien sous l’Empire romain. Il court au martyre et veut entraîner avec lui sa femme Pauline. Pour lui, pas de plus haut destin. Quel cadeau de noces !
J.-P. de T. : Nous commençons à comprendre que créer une œuvre, la publier, la faire connaître n’est pas forcément le meilleur moyen de passer à la postérité…
U.E. : En effet. Pour se faire connaître, il y a bien entendu la création (celle des artistes, des fondateurs d’empire, des penseurs). Mais si on n’a pas la capacité de créer, alors il reste la destruction, d’une œuvre d’art ou parfois de soi-même. Prenons le cas d’Erostrate. Il est passé à la postérité pour avoir détruit le temple d’Artémis à Ephèse. Comme on savait qu’il y avait mis le feu à seule fin que son nom passât à la postérité, le gouvernement athénien interdit qu’on prononçât désormais son nom. Cela n’a évidemment pas suffi. La preuve : nous avons retenu le nom d’Erostrate alors que nous avons oublié le nom de l’architecte du temple d’Ephèse. Erostrate a, bien entendu, de nombreux héritiers. Il faut mentionner parmi eux tous ces gens qui vont à la télé raconter qu’ils sont cocus. C’est une forme typique d’autodestruction. Pourvu qu’ils soient à la une, ils sont prêts à tout. C’est aussi le serial killer qui veut à la fin être découvert afin qu’on parle de lui.
J.-C.C. : Andy Warhol traduisait ce désir par son célèbre Famous for fifteen minutes.
U.E. : C’est cette même pulsion qui pousse le type qui se trouve derrière la personne qu’on filme à la télévision à agiter les bras pour être certain qu’on l’a bien vu. Cela nous paraît crétin, mais c’est son moment de gloire.
J.-C.C. : Les propositions que reçoivent les responsables d’émission sont souvent extravagantes. Certains affirment même qu’ils sont prêts à venir se tuer en direct. Ou à simplement souffrir, se faire fouetter, voire torturer. Ou à montrer leur femme faisant l’amour avec un autre. Les formes de l’exhibitionnisme contemporain semblent ne connaître aucune limite.
U.E. : Nous avons une émission à la télévision italienne, « La Corrida », qui propose à des amateurs de venir s’exprimer sous les huées d’un public déchaîné. Chacun sait qu’il va se faire massacrer et pourtant l’émission doit refuser chaque fois des milliers de candidats. Très peu se font des illusions sur leur talent, mais on leur offre une chance unique d’être vus par des millions de gens, alors ils sont prêts à tout pour ça.
Tous les livres que nous n’avons pas lus
J.-P. de T. : Vous avez cité durant ces entretiens des titres nombreux, divers et souvent étonnants, mais une question, si vous me permettez : avez-vous lu ces ouvrages ? Un homme cultivé doit-il avoir nécessairement lu les livres qu’il est censé connaître ? Ou bien lui suffit-il de se faire son opinion, laquelle, une fois arrêtée, le dispense à tout jamais de les lire ? J’imagine que vous avez entendu parler de l’ouvrage de Pierre Bayard Comment parler des livres que l’on n’a pas lus. Parlez-moi donc des livres que vous n’avez pas lus.
U.E. : Je peux commencer, si vous voulez. J’ai participé à New York à un débat avec Pierre Bayard et je crois que, sur ces questions, il dit des choses très justes. Il y a plus de livres dans ce monde que nous ne disposons d’heures pour en prendre connaissance. Il ne s’agit même pas de lire tous les livres qui ont été produits, mais seulement les livres les plus représentatifs d’une culture en particulier. Nous sommes donc profondément influencés par des livres que nous n’avons pas lus, que nous n’avons pas eu le temps de lire. Qui a réellement lu Finnegans Wake, je veux dire du premier au dernier mot ? Qui a vraiment lu la Bible, de la Genèse à l’Apocalypse ? En ajoutant les uns aux autres tous les extraits que j’ai lus, je peux me vanter d’en avoir lu un bon tiers. Mais pas davantage. Pourtant j’ai une idée assez précise de ce que je n’ai pas lu.
J’avoue que j’ai lu Guerre et Paix seulement à l’âge de quarante ans. Mais j’en savais l’essentiel avant de le lire. Vous avez cité le Mahâbhârata : jamais lu, même si j’en possède trois éditions en trois langues différentes. Qui a lu Les Mille et Une Nuits de la première page à la dernière ? Qui a lu vraiment le Kâma-Sûtra ? Pourtant tout le monde peut en parler, et certains le mettre en pratique. Le monde est donc plein de livres que nous n’avons pas lus mais dont nous savons à peu près tout. La question est donc de savoir comment nous connaissons ces livres. Bayard dit qu’il n’a jamais lu l’Ulysse de Joyce mais qu’il est en mesure d’en parler à ses étudiants. Il peut dire que le livre raconte une histoire qui se situe dans une seule journée, que le cadre est Dublin, le protagoniste un Juif, la technique employée le monologue intérieur, etc. Et tous ces éléments, même s’il ne l’a pas lu, sont rigoureusement vrais.
A la personne qui entre chez vous pour la première fois, découvre votre imposante bibliothèque et ne trouve rien de mieux que de vous demander : « Vous les avez tous lus ? », je connais plusieurs façons de répondre. Un de mes amis répondait : « Davantage, monsieur, davantage. »